Après un vingtième anniversaire de sa disparition quelque peu occulté par les médias, -ce qui ne sera pas le cas de celui de Claude Nougaro, soit dit en passant-, Léo Ferré nous manque profondément, en tant qu’homme pour ses amis, mais surtout en tant qu’artiste complet, engagé dans le bon sens du terme.
Il reste pour moi, comme pour des milliers d’anonymes, l’un des plus grands poètes et musiciens du XX° siècle, qui a su de plus mettre en musique d’une façon unique ses prédécesseurs de Rutebeuf à Aragon en passant par Villon, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Apollinaire…
Certaines « vedettes » se revendiquent de lui, avec plus ou moins de fidélité et de justesse; mais nombreux sont les artistes moins connus, de notre région en particulier, qui l’aiment simplement et lui rendent hommage ponctuellement, et avec bonheur, comme Véronique Dubuisson, Servane Solana, Vicente Pradal, Eric Lareine ou Bruno Ruiz… Certains quelque peu oubliés lui ont consacrés des disques superbes comme Renée Claude (On a marché sur l’amour), Mama Béa Tékielski (Du côté de chez Léo), Morice Benin (La mémoire et la mer) ou Joan Pau Verdier (Léo, Domani)…
Michel Hermon est allé encore plus loin: il a carrément « mis ses pas dans les siens, sa voix dans la sienne », endossé l’habit noir et la gestuelle du grand Ferré. Il s’est approprié quelques-uns de ses chants magnifiques d’amour et de révolte.
Je crois que cela est d’une grande nécessité et d’une grande actualité dans ce monde « menacé de tant de muselières », comme il disait, où l’amour, l’amitié, la liberté et la révolte sont des mots de plus en plus galvaudés et dévalués, les hommes et les femmes de plus en plus souvent réduits à leur valeur marchande; où « tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude » (Albert Camus).
La démarche était casse-gueule, mais en bête de scène accomplie, il se tire magnifiquement de l’aventure: avant tout homme de théâtre (il a excellé dans Britannicus ou Phèdre de Racine, mais aussi chez Alfredo Arias ou André Engel), il a aussi une belle voix de basse baryton, et il a d’abord chanté Piaf et Dietrich. Son histoire d’interprète de Léo Ferré, qui s’est poursuivie avec un 2ème récital Compagnons d’Enfer (Rimbaud, Verlaine, Baudelaire sur des musiques de Léo Ferré) ainsi que la re-création en Belgique de l’Opéra du Pauvre en 2011, a commencé en 1998 au Théâtre de le Ville avec le spectacle Thank you, Satan. Pour ressurgir avec ce Bobino 69.
Moi, le Ferré que j’aime le plus, il est là tout entier, dans ce récital incroyable de début 69 à Bobino. Imagine : l’après mai 68, ce rêve d’une révolution morte de mort pas très naturelle ; maussades la rentrée des classes et le retour du général Frappart; et puis sa tragédie à lui, Ferré, tragédie intime mais connue de tous, la mort sanglante des animaux, la mort de l’amour, sa libération aussi, sa révolution à lui…
Bon, c’est mon Léo Ferré à moi, celui que j’ai découvert sur scène à ce moment-là, j’avais vingt ans, j’aimais ses chansons depuis toujours et j’ai eu ce soir-là un des chocs artistiques et émotionnels de ma vie. Simplicité absolue, dépouillement, voix et présence irradiantes, toute sa performance avait la force d’un aveu. S’ajoutait à la magie du spectacle le sentiment, sûrement ressenti par chaque spectateur, qu’il ne chantait QUE POUR MOI !
A 65 ans et toutes ses dents, qu’il n’hésite pas à montrer lorsqu’il incante les mots de Ferré ou clame sur les finales de ses chansons, comme des hymnes, Hermon a la forme d’un jeune homme, il est transfiguré, tant il s’est identifié à Léo. C’est une véritable performance (au sens où l’entendait Jerzy Grotowsky pour qui l’acteur doit être un athlète du coeur et du corps) de reprendre à l’intégrale le premier concert de son « idole » auquel il assisté.
…en cherchant son cœur d´enfant
On dit qu´on a toujours vingt ans…
Grâce un travail énorme en amont, on ne voit plus que cette silhouette avec des jambes et des bras très longs, comme les ailes d’un albatros, des mains larges comme celle de Pépée, le singe-enfant assassiné.
Les intonations de voix sont parfois étonnamment jumelles comme la gestuelle.
Pour ceux qui n’étaient pas à Bobino, la quintessence de Léo est là: textes et musiques, ciselés au cordeau, appuyés sur le piano-roi, avec déjà ces enregistrements sur bande orchestrés magnifiquement (merci à Marie et Mathieu Ferré d’avoir prêté les originaux à Hermon: ils ne se sont pas trompé). C’est beau à pleurer, c’est un florilège qui mériterait la Pléiade!
« La Marseillaise » est totalement d’actualité en ce centenaire de la Guerre de 14-18 et son immense boucherie de jeunes gens:
J´connais une grue dans mon pays
Avec les dents longu´s comm´ le bras
Et qui s´tapait tous les soldats
Qu´avaient la mort dans leur fusil
C´est à Verdun qu´on peut la voir
Quand les souv´nirs se foutent en prise
Et que l´vent d´est pose sa valise
Et qu´les médaill´s font le trottoir…
J’connais un´ grue qu´a pas d´principes
Les dents longu´s comme un jour sans pain
Qui dégrafait tous les gamins
Fumant leur vie dans leur cass´-pipe
C´est dans les champs qu´ell´ traîn´ son cul
Où y a des croix comm´ des oiseaux
Des croix blanch´s plantées pour la peau
La peau des autr´s bien entendu…
De même, « Ils ont voté » sonne toujours très contemporain:
…J´ai la mémoire hémiplégique
Et les souvenirs éborgnés
Quand je me souviens de la trique
Il ne m´en vient que la moitié
Et vous voudriez que je cherche
La moitié d´un cul à botter?
En ces temps on ne voit pas lerche…
Ils n´ont même plus de cul, les français!
Ils ont voté et puis, après?
Sans oublier les éternels « C’est extra » qui jazze sec, la tendresse de « Petite », « Madame la misère », « Rotterdam », et ses copains, Apollinaire, Verlaine, Rimbaud, Baudelaire… je ne peux pas tout citer ici. Même si dans ce florilège incroyable, je n’oublie pas « A toi », chef-d’œuvre méconnu:
La forêt qui s´élance au ciel comme une verge
Les serments naufragés qui errent sur la berge
Les oiseaux dénoncés que le chasseur flamberge..
Christophe Brillaud au piano, s’il ne peut faire oublier Paul Castanier, apporte au chanteur une assise musicale solide et lumineuse; il fait penser parfois à Léo Nissim avec Gilbert Lafaille ou Alain Bréhéret derrière Bruno Ruiz: omniprésent et discret à la fois, rythmique et mélodique tout à la fois.
Les lumières sont à l’avenant comme les aimaient Léo, le noir et blanc surtout comme sur les photos de Doisneau ou d’Hubert Grooteclaes, et quelques discrètes touches de couleurs qu’il mettra longtemps à accepter.
Michel Hermon est reparti sur les routes, mais pour d’autres aventures, demain il sera à Quimper pour Katia Kabanova, un opéra de Janacek, version André Engel.
Curieusement, après un triomphe au Hall de la Chanson à Paris en novembre dernier, ce concert n’a pour l’instant que peu d’invitations, et c’est bien dommage. Les programmateurs oublieraient-ils que Ferré fait partie de notre patrimoine, avec Brassens et Brel, qu’il est chanté dans le monde entier: « Avec Le Temps », publiée en 1971, est l’une des chansons françaises les plus reprises au monde, dernièrement par Youn Sun Nah, chanteuse de jazz coréenne, coqueluche du moment, qui sera en concert à Odyssud les 24 et 25 mars.
Le public ne s’y est pas trompé, dans un Théâtre Sorano quasi plein: il a fait hier soir une ovation debout à Michel Hermon. Il faut encourager Ghislaine Gouby, la directrice, à continuer à offrirr une place dans sa programmation à la Poésie par des grands diseurs ou chanteurs, comme elle l’avait déjà fait avec Jean-Louis Trintignant en janvier 2013.
Comme Robert Belleret, auteur d’une remarquable biographie, (disponible en poche chez Babel, Actes Sud, et à lire avant toute autre pour ne pas être trompé), intitulée « Léo Ferré, une vie d’artiste », j’aime à imaginer que, tels les hommes-livres de Farenheit 451 de Ray Bradbury apprenant par cœur les grands textes de l’humanité, l’Iliade ou la Divine Comédie, promis au bûcher, des centaines d’inconnus déambulent dans la foule anonyme en fredonnant « Vingt Ans », « Les Poètes », « La Marseillaise » ou « Les Anarchistes ». Nous faisons partie de ces femmes et hommes-poèmes!
Grazie mille, Léo!
Thank you, Hermon!
E.Fabre-Maigné
20-III-2014