De passage à Blagnac, à l’occasion d’une tournée célébrant son 80e anniversaire, le pianiste Michel Legrand interprète en quartet quelques-unes de ses compositions, à Odyssud.
Pianiste de concert puis compositeur pour les chanteurs vedettes des années cinquante, Michel Legrand se lance dans la composition de musiques pour le cinéma dans les années soixante. «J’étais un petit pianiste virtuose, l’un des plus demandés de Paris. Je faisais de tout, concerts classiques, jazz, bastringue. J’essayais de savoir jusqu’où je pouvais « aller trop loin »… Je suis devenu une sorte de bouffon de l’orchestration, travaillant avec Chevalier, Salvador, Nougaro, une vraie petite star : Trenet et Piaf me voulaient à tout prix. Puis j’en ai eu marre. En 1959, j’ai tout arrêté pour faire autre chose, à la recherche d’une place fraîche sur l’oreiller. Ce fut le cinéma», racontait-il au quotidien Libération. «Le cinéma m’a permis d’écrire des choses que je n’aurais sûrement pas faites sinon : il n’a cessé de me donner des coups de pied au cul. Un film vous oblige à raconter en trente-sept secondes ce que vous écririez en quatre minutes. C’est une contrainte stimulante. La liberté, la vraie, n’existe que dans la contrainte. Sans règles, on fait des pets»(1), assurait alors Michel Legrand.
Sa rencontre avec Jacques Demy et l’immense succès de leur collaboration lui ouvrent les portes d’Hollywood. « »Les Parapluies de Cherbourg » avaient été nommés aux Oscars, je n’étais pas inconnu là-bas. Henry Mancini, le musicien de l’époque, m’a ouvert son carnet d’adresses et m’a recommandé à son agent. C’était déjà beaucoup, mais il a fait mieux : n’ayant pas le temps de la composer lui-même, il m’a offert d’écrire la musique de « l’Affaire Thomas Crown », qui lui avait été commandée. Norman Jewison, le réalisateur, ne savait pas comment monter le film. J’ai alors proposé d’écrire une heure et demie de musique et de monter les images dessus. Le résultat a été apprécié. J’ai eu mon premier oscar et de nombreuses autres commandes pour Hollywood. Cette nouvelle période de ma vie s’est terminée en 1982 avec « Yentl », pour lequel j’ai reçu un autre oscar. Une fois de plus, j’ai eu envie de changer de vie. J’ai alors fait moins de musiques de film, j’ai écrit des comédies musicales, je me suis essayé à la réalisation, j’ai tenté de nouvelles choses», déclarait-il plus récemment dans L’Express(2).
Aux Inrockuptibles, le compositeur expliquait en 1997: «La part d’enfance est indispensable à la création. Car écrire est un écartèlement permanent entre l’instinct créateur et l’instinct critique. Souvent, dès que j’ai couché trois notes sur le papier, je me dis : Tu ne vas pas garder ça ! Ce n’est pas assez achevé!. Et, à mon avis, l’instinct créateur doit l’emporter. Il faut créer en se laissant porter de façon un peu naïve et enfantine, sans trop se poser des questions d’adulte». Dans Libération, il poursuivait : «J’écris des thèmes, des orchestrations, je fabrique des choses. J’aime être comme ça : je danse dans le jour. Il faut mettre l’analyse en veilleuse. Au Conservatoire, j’ai appris à disséquer les partitions, trouver une raison à toutes les notes. Je me suis aperçu peu à peu qu’un vrai créateur ne sait pas très bien ce qu’il fait. Quand j’ai compris ça, sous l’influence de Stravinski, j’ai arrêté immédiatement les classes d’analyse.»
À propos du processus de création, Michel Legrand confessait : «J’ai écrit les choses les plus tristes dans les moments les plus heureux. Inversement, la musique des « Demoiselles de Rochefort » a été composée dans une période assez tragique de ma vie. Il faut cloisonner, question de survie, et même d’élégance. Je travaille beaucoup, à en pleurer, mais je déteste qu’on me voie au travail ; c’est ma cuisine. Je suis assez laborieux. L’inspiration, je n’y crois pas : il faut bosser et surtout rester concentré. Cela vous met dans un autre état, celui de la fièvre qui permet d’écrire. Alors, plus rien n’existe : une bombe A pourrait exploser, je ne l’entendrais pas.»(1)
À l’occasion de son 80e anniversaire, le pianiste a entrepris une tournée mondiale en formation de quartet qui passe par Odyssud, à Blagnac. Il interprète une sélection de ses compositions, autant de témoignages d’un éclectisme entretenu avec passion. De la chanson à la musique de films, en passant par le jazz, il a collaboré avec les plus grands artistes du XXe siècle : Barbara, Claude Nougaro, Barbra Streisand, Sarah Vaughan, Miles Davis, le violoniste Stéphane Grappelli ou le trompettiste Maurice André. «Je me suis toujours attaché à ne jamais faire deux fois la même chose. La variété des choses fait toute ma vie et c’est pourquoi je n’ai pas fait que du cinéma. J’ai fait 150 000 choses dans la musique : je joue, je chante, je dirige, je joue dans tous les styles. J’ai la prétention de pouvoir tout faire parce que, comme disait Cocteau, je veux savoir jusqu’où je peux aller trop loin. C’est la seule chose qui me tient debout sur terre. De ce point de vue, le cinéma est un énorme champ d’expériences», confia-t-il un jour au Figaro(3).
«Je regrette beaucoup Jacques [Demy] et d’autres amis disparus. Mais je ne regarde jamais mes anciens films. Je n’ai pas le temps : depuis cinquante ans, je suis musicien et je n’ai jamais connu de temps mort», avoua-t-il dans L’Express. «Depuis toujours, des amis musiciens me demandent de composer des concertos. Comme je suis honnête, je commence et puis… je m’arrête. Car écrire pour le concert pose toutes sortes de problèmes que je n’ai jamais eu à régler jusqu’à présent. Quand on compose pour le cinéma ou les variétés, l’éclectisme est une qualité. J’ai aimé mélanger les genres, cultiver l’éclectisme. Mais quand on écrit un concerto, cela ne vaut plus rien : il faut d’abord se poser la question du style. Et s’y tenir. Si j’y parviens, je serai le plus heureux des hommes»(2).
Jérôme Gac
Michel Legrand, mardi 4 et mercredi 5 juin, 20h30, à Odyssud, 4, avenue du Parc, Blagnac. Tél.: 05 61 71 75 10.
Exposition: «Le Monde enchanté de Jacques Demy», jusqu’au 4 août, à la Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, Paris (12e).
(1) Libération, 21 juin 2005
(2) L’Express, 19 juin 2009
(3) Le Figaro, 22 août 2005