Ou, quand l’alignement des planètes est tel que neuf représentations ont permis à près de dix mille spectateurs de faire un triomphe à Mozart, salles combles et tonnerre d’applaudissements. Et ce, avec deux distributions qui ont conquis, chacune avec ses atouts, un public admiratif adhérant avec jubilation au trio musique-chant et théâtre. J’ai déjà tout dit dans mon précédent compte-rendu à propos de cette nouvelle production qui a fait, comme on dit, un véritable carton.

Christophe Ghristi © Mirco Magliocca
Un Mozart transfiguré au pupitre en la personne de ce très jeune chef, Riccardo Bisatti, qui a enthousiasmé le public, des musiciens de l’Orchestre national du Capitole qui ont prouvé que la fosse du Théâtre du Capitole pouvait sans problèmes jouer Mozart. Car ici, c’est bien la musique (sur scène et dans la fosse – le chant ET l’orchestre) qui, aidé du livret, induit la recherche d’un décor. C’est la musique qui crée le jour et la nuit, le rire et la cruauté, le divertissement et le tragique, le désespoir, l’amour, la mort et la vengeance. C’est la musique de Mozart qui donne au personnage de Don Juan sa beauté secrète, définitive, irrécusable, un peu comme Wagner le fera pour Tristan. Bisatti a eu les épaules pour conduire à son terme, brillamment, un “monstre“, un prodige que constitue ce dramma giocoso.

Riccardo Bisatti
Deux, comme on dit, cast concoctés par ce magicien qu’est notre directeur artistique Christophe Ghristi. Celui-là même qui a fait le pari qu’Agnès Jaoui, se devait de mettre en scène ce Don Juan. Mais, quand on retrouve dans l’équipe, chargé des décors, Éric Ruf, celui-là même qui vient de monter Le Soulier de satin, la baleine blanche des metteurs en scène, … à la Comédie française !
Afin d’être fidèle à un Mozart qui connaissait bien ses affinités pour son héros, et pour la passion démoniaque qui l’agite, il fallait donc respecter le livret et tirer la comédie bouffonne de Da Ponte vers le drame, en ayant soin d’accentuer, mais pas trop, les pitreries et les farces afin de faire ressortir de plus frappants contrastes avec les scènes ténébreuses ou flamboyantes. Pari réussi en tous points, malgré les bigleux aux verres de lunette rayés qui n’ont pas vu la qualité de façon des costumes et la somptuosité de certains, ou encore n’ont pas saisi la direction d’acteurs à tout instant, pris par quelques moments d’assoupissement, quand d’autres, avec bonheur, étaient enthousiastes devant par exemple ce ballet silencieux des éléments de décors faisant avancer promptement l’opéra dans sa succession de scènes.

Jusqu’à la toute toute dernière qui fait l’objet du titre de ces quelques lignes qui suivent et que je livre à votre réflexion. L’auteur en est un fou de chant ! chef de chœur, mozartien et plus, agrégé de philosophie, et habitué de la vénérable maison que constitue le Théâtre du Capitole.
Cher Michel,
Même à 19h30, ce Don Giovanni fut pour moi, comme toujours, un régal, en dépit d’une ouverture légèrement bousculée, et d’un point final qui m’a un peu contrarié.
Celui-ci me donnait à revoir ce qui m’avait déjà contrarié, encore bien plus, lors de la précédente programmation de l’opéra au Capitole, en 2013 sauf erreur : le retour de Don Juan sur scène après son expédition en enfer par le spectre du commandeur.
Je m’étais à l’époque demandé ce que venait faire là cette pseudo-résurrection. Non pas la résurrection qui est annoncée et promise dans l’Évangile, lequel est le fond de toute l’inspiration du mythe (Mozart était comme Molière attaché à la foi chrétienne). Je voyais là bien plutôt comme une annulation de l’échéance métaphysique du drame, donnant l’impression que la perspective de l’enfer devait être considérée comme une imposture, bref : qu’il y avait tout lieu de donner raison à Don Juan et aux libertins qu’il représente, quand l’opéra et les mises en œuvre qui l’ont précédé visaient manifestement à lui donner tort.

Photos : Mirco Magliocca
Quoi qu’il en soit de leur conduite effective, Mozart autant que Molière croyaient en la justice divine qui, dans Tartuffe, frappe la cupidité couverte d’une dévotion feinte, comme elle frappe dans Dom Juan les mensonges d’un amour de pure convoitise. J’avais eu l’impression, en 2013, d’une invention de metteur en scène visant à tourner en dérision cette justice surhumaine, ultime recours pour beaucoup qui sont en proie à l’injustice des hommes. Avec un long et lent retour subreptice de Don Juan, depuis le fond de la scène où il avait peu auparavant disparu, la mise en scène d’alors me semblait suggérer que l’aboutissement saisissant du dramma giocoso – la confrontation avec l’Au-Delà – n’était en vérité qu’une farce.
Madame Jaoui a repris l’idée, au terme d’une mise en scène qui contrastait de la façon la plus heureuse avec les tendances manifestes à la prise de pouvoir et à l’emprise, jusqu’à l’incongruité, de beaucoup de metteurs ou metteuses en scène d’aujourd’hui. Le retour posthume, depuis la coulisse, de Don Juan, bien reconnaissable à son costume et le verre à la main, ne durait qu’un instant, alors même que le rideau déjà descendait.
L’impression était donc plus fugace, mais je n’ai pu réprimer le sentiment de dérision que m’avait fait éprouver la représentation précédente, et peut-être d’autant plus que la scène du festin fatal avait été traitée avec autant de sobriété suggestive que d’éclat, sans artifice de pacotille, mais bien ancrée dans l’époque : avec beaucoup de justesse dans le geste, c’est une troupe de femmes, probablement séduites et trompées, qui venait sinon prendre la place de la justice divine, du moins confirmer celle-ci et la soutenir humainement, en pointant des index vengeurs vers le dévoyé impénitent châtié pour l’éternité.

Photos : Mirco Magliocca
Ce qui pouvait encore me donner l’impression d’une dérision, c’est que Don Juan revenait comme pour festoyer, à la table où les autres protagonistes étaient venus siéger ainsi qu’à un tribunal, en vue d’y décliner la « morale de l’histoire ». Le lieto fine a été en effet amputé, sans déplorable perte, de l’interlude en partie sentimentaliste au cours duquel Dona Anna demande un sursis d’un an pour épouser Don Ottavio, Elvira fait part de son intention de se retirer semble-t-il en un couvent, Masetto et Zerlina d’aller dîner chez eux, et Leporello de se chercher un nouveau maître, qui le paie de plus de vraies faveurs.
C’est ainsi la tribune judiciaire humaine qui pouvait paraître – fugacement – tournée en dérision, comme si décidément l’on ne pouvait rien attendre de sérieux que d’une justice divine que les humains sont incapables d’exercer, et qui les dépasse.
Don Juan revenant signait ainsi l’échec d’un féminisme légitimement justicier, dont le geste exprimait avec assez d’évidence que l’obstiné dans le mal ne mérite rien d’autre que la damnation. Un échec – et sans doute aussi une souffrance de tous ceux, et d’abord de toutes celles qui perçoivent la légitimité, mieux : l’irremplaçable valeur humaine, de ce qui, là, échoue. Quoi de plus inhumain que de pervertir l’amour en jeu meurtrier ? Et quel plus gros mensonge que de faire acclamer « la liberté » en ne pensant qu’à la sienne ? Or, s’il est possible de croire en toute certitude que la mort n’est pas la fin de l’existence, et que la justice divine s’exerce au-delà d’elle, il reste assurément plus facile de constater que beaucoup, en deçà, n’en ont cure, et que la victoire contre un voire contre de nombreux abuseurs ne suffit pas à empêcher qu’il en ressurgisse d’autres. Quel remède imaginer à cela, outre l’indispensable exercice de la Justice humaine, sinon la propagation de ce repentir auquel Don Juan se refuse obstinément usque ad mortem, soit le renoncement volontaire, promu par l’éducation, à la violence de l’amour fallacieux ?

Photos : Mirco Magliocca
La pseudo-résurrection de Don Juan au tomber de rideau voulait sans doute ne signifier rien d’autre que le resurgissement lancinant du falsificateur d’amour, qui ne recule pas, quand il en a la possibilité, devant l’assouvissement violent de son désir. Le dramma giocoso n’est décidément qu’une histoire d’échecs, car tout ce qu’aura réussi Don Juan, c’est de rester obstinément fidèle à ce qu’il a décidé pour lui-même, jusque dans la mort et jusqu’en enfer, en toute indifférence au mensonge, à l’occasion meurtrier, qu’il aura semé sur son passage.
C’est en fait à Molière que l’on doit la représentation la plus saisissante – absente de l’opéra mozartien – de cet échec global de Don Juan. Non pas cet affrontement final d’un trépassé, qu’on pourrait trouver de pacotille, mais, à la scène 2 de l’acte III de la pièce, la confrontation avec un pauvre en détresse, à qui Don Juan ne réussit pas à arracher un blasphème, moyennant le louis d’or qu’il finit par lui jeter « pour l’amour de l’humanité ». C’est là en vérité que le méchant homme est confronté à la transcendance, celle d’une fidélité à plus haut que soi, et de la justice à laquelle il ne pourra échapper.
Tu vois que j’ai un peu réfléchi depuis hier soir, quand je te livrais, sommairement et sur le vif, ma première impression.
Amitié. Michel

