Dans la chronique Les albums culte à écouter, Culture 31 fait honneur à un grand album de l’histoire de la musique.
Frank – Amy Winehouse
Sorti en 2003, Frank révèle Amy Winehouse, prodige anglaise de 20 ans à l’époque. Sous-coté face à son mastodonte Back To Black (2006), ce premier album mêle jazz, soul et R&B. Il est produit par Salaam Remi notamment, qui a composé pour Nas et Doja Cat plus récemment. Avec sa voix libre et ses textes percutants sur l’amour et l’identité au quotidien, Frank pose franchement les bases d’une icône intemporelle, regrettée.
Une voix brute, un talent naissant
En 2003, Amy Winehouse, jeune Londonienne, sort Frank chez Island Records, nommé d’après Sinatra. Biberonnée au jazz par son père et admiratrice des groupes musicaux féminins aux harmonies parallèles des années 1960, elle fusionne soul, R&B et hip-hop, influencée par Erykah Badu (Mama’s Gun) et Lauryn Hill (The Miseducation of…). La piste inaugurale Stronger Than Me, avec son beat jazzy et son saxo de lounge new-yorkais, dépeint une femme contrôlant sa relation amoureuse et sexuelle, en défiant son lâche « lady boy » pourtant plus âgé.
Moins policée que sur Back To Black (l’album magnum opus de la chanteuse de Rehab), sa voix ondulée impressionne, entre scats à la Ella et riffs à la Beyoncé. You Sent Me Flying transforme une ballade soul en un R&B gospel profond, évoquant un amour rejeté ; tandis que Cherry compare sa guitare à une amie fidèle. Know You Know, produit par Commissioner Gordon (The Miseducation of…), distille un jazz à la Quincy Jones, où Amy se délecte de critiquer l’ego surdimensionné d’un amant qui n’est qu’un petit homme. Fuck Me Pumps critique les femmes en talons aguicheurs (les « fuck me pumps ») et les hommes qui les exploitent, avec des chœurs dans le style de Phil Spector (The Ronettes). I Heard Love Is Blind, accompagné d’une flûte à l’ambiance presque cliché d’un Paris idéalisé, explore une sexualité libre et personnelle.

Amy Winehouse en 2004 © Tom Beetz
L’âme d’une conteuse
Frank brille par ses récits intimes. In My Bed sample Nas (Made You Look). Elle y aborde le rossignol qui ne chante plus (référence au standard A Nightingale sang in Berkeley Square, repris majestueusement par l’ex-mannequin du Swinging London, Twiggy, notamment), révélant qu’elle est seule sans l’homme qu’elle aime. Cette chanson est une réussite signée Salaam Remi. Ses vocalises aériennes culminent dans une harmonieuse et riche instrumentale de fin. Take the Boxordonne à un amant de partir avec toutes ses affaires et les cadeaux qu’il lui a offerts, dont un disque de Sinatra.
La pépite de l’album s’appelle October Song. Un funk jazz enlevé rend hommage au défunt oiseau d’Amy appelé Ava. Dans le titre, le sample de Lullaby of Birdland de Sarah Vaughan est habilement utilisé par Commisioner Gordon. Elle termine la chanson avec un scat final à la Ella Fitzgerald, ça ne s’invente pas. Celle qui détestait Billie Holiday s’attaque ensuite au blues qu’elle saupoudre de trip hop dans What Is It About Men. Un écho au Long Walk de Jill Scott y est perceptible. Elle y dissèque les erreurs familiales et masculines qu’elle reproduit tout autant. Help Yourself prône l’autonomie de chacun avec une empathie originale, malgré une liaison trouble comme si elle était un ado, comme s’il était un professeur. Amy Amy Amy, un cabaret sexy qui ferait palir Liza Minelli, ressemble à du Emma Bunton de 2003 (ex-Baby Spice) de l’époque jazz et bossa nova. Les chœurs sermonnent à Amy, Amy, Amy d’être plus intelligente et de quitter cet idiot pervers. L’outro (la dernière piste du disque) rappelle les live de James Brown à l’Apollo Theater. Il précède deux pistes cachées : Brother, un titre expérimental pour son frère Alex à qui elle conseille se détacher de leur mère et Mr Magic (Through the Smoke), dernier titre de l’opus qui fait référence à Mister Sandman (The Chordettes) et à un saxo à la JB’s (la bande de James Brown). Un plaisir de plus pour un album intemporel.
Frank, un album culte à écouter, annonçait une étoile aux fêlures universelles, dont la voix a marqué les années 2000. La maison du vin (Winehouse) ou des substances illicites aura eu raison d’un être humain de plus, qui plus est, au talent unique comme nous l’a partagé Amy Winehouse.