Une rétrospective des films de Julien Duvivier est à l’affiche de la Cinémathèque de Toulouse.
«Si être un auteur de films, c’est exprimer sa personnalité et les thématiques qui le préoccupent à travers sa mise en scène, l’organisation des moyens mis à sa disposition, Julien Duvivier est un auteur de films»(1), écrit Hubert Niogret dans l’ouvrage qu’il a consacré au cinéaste, dont la carrière compte près de soixante-dix films – soit en tant que scénariste, soit en tant que réalisateur, souvent les deux. La Cinémathèque de Toulouse présente une rétrospective de vingt-deux films, parmi ceux qu’il a réalisés, lui qui «n’a été longtemps considéré que comme un artisan», rappelle Hubert Niogret. L’auteur ajoute: «André Bazin lui-même ne le tenait pas en grande considération, même s’il prenait en compte sa domination».
D’abord comédien de théâtre, Julien Duvivier a intégré la société Gaumont, où il est devenu assistant de nombreux réalisateurs (Louis Feuillade, André Antoine, Marcel L’Herbier). Après la Grande Guerre, il a écrit et réalisé son premier long métrage, « Haceldama » (1919), et a tourné une vingtaine de films muets, dont une série de mélodrames catholiques: « Credo ou la Tragédie de Lourdes » (1924), « l’Abbé Constantin » (1925), « l’Agonie de Jérusalem » (1926), « la Vie miraculeuse de Thérèse Martin » (1929). Il s’est également lancé dans plusieurs adaptations: « Les Roquevillard » (1922), d’après Henry Bordeaux, « Poil de Carotte » (1925), d’après Jules Renard, « Au bonheur des dames » (1929), d’après Émile Zola.
Avec l’arrivée du parlant, Duvivier déploie toute l’étendue de ses talents de directeur d’acteur et affirme l’originalité de son style au service d’une vision du désespoir. Dès l’automne 1930, alors que la plupart des cinéastes français se lancent dans le théâtre filmé, il adapte un roman d’Irène Nemirowsky, « David Golder » (1930), dans lequel il insère de nombreux plans tournés en extérieur, en particulier à Biarritz et sur la côte Basque. C’est aussi le premier rôle parlant de Harry Baur, qu’il dirige ensuite dans sa deuxième version de « Poil de Carotte », puis sous les traits de Maigret dans « la Tête d’un homme » (1932), et dans le film à sketches « Carnet de bal » (1937) qui récolte un succès international.
Jean Gabin et Madeleine Renaud sont les têtes d’affiche de son adaptation de « Maria Chapdelaine » (1934), d’après Louis Hémon, puis il retrouve Gabin incarnant Ponce Pilate dans « Golgotha » (1935), film retraçant la Passion du Christ, avec Edwige Feuillère. Gabin devient une star grâce à ses rôles dans « la Bandera » (1935) et « la belle équipe » (1936), deux films qui propulsent Duvivier au rang des grands réalisateurs français de l’époque – aux côtés de Jean Renoir, René Clair, Jacques Feyder ou Marcel Carné. «Julien Duvivier fait partie d’une génération de cinéastes pour qui le studio est le lieu par excellence où se fabrique le cinéma, génération qui s’est développée dans un contexte économique de l’industrie du cinéma français, où les studios étaient nombreux, bien équipés, employant des personnels à l’année, dans toutes les branches de métier», relate Hubert Niogret.
Pourtant, Noël Herpe constate: «De tous les maîtres du “réalisme poétique”, Julien Duvivier est le seul qui n’ait jamais été reconnu comme un auteur à part entière. Ostracisme à la fois injuste et explicable: ses films ne relèvent pas de la création d’une mythologie (comme ceux de René Clair ou de Marcel Carné), ni d’une critique sociale en mouvement (comme ceux de Jean Renoir)… Leur registre est plutôt celui de l’exorcisme, d’un exorcisme collectif où se délivreraient, à égale distance de la sublimation et de l’analyse, toutes les passions d’une époque. Comme Renoir, Duvivier est le cinéaste du groupe, il épouse pleinement ce courant de masse qui ramène le cinéma français, dès la fin des années 1920, sur le terrain du social. Mais là où l’auteur de « Toni » (1935) se modèle sur les contradictions de l’humanité, celui de « La Bandera » s’inscrit résolument contre le groupe, dans le postulat rousseauiste d’une nature dégradée par les compromissions sociales. Avec une efficacité perverse, Duvivier joue sur les deux tableaux: d’un côté, il cultive la fiction d’une communauté reconstituée plus crûment que nature (le village de « Poil de Carotte », l’équipée de légionnaires de « la Bandera », la bande de copains de « la Belle équipe ») ; de l’autre, il met à l’œuvre un processus sadique de démystification, par quoi l’individu se retrouve la victime de la collectivité censée le protéger…»(2)
Noël Herpe précise: «Si ses protagonistes sont des boucs émissaires, ce n’est pas d’une fatalité abstraite comme chez Carné, mais d’une malveillance quotidienne, diffuse, dispersée au gré des regards d’autrui. Toujours, leur intégrité première est niée par une société qui leur impose une identité factice: c’est déjà le drame de « Poil de Carotte », privé de son nom même et réduit à une caricature d’enfant martyr ; et cette angoisse de la dépossession de soi-même ira s’accentuant, à mesure que le contexte politique s’assombrit: elle trouve sa figure emblématique en la personne du Gabin de « la Bandera » et de « Pépé le Moko » (1937), exilé d’un Paris perdu, condamné à errer dans un labyrinthe où chaque espoir recèle une menace, où chaque visage peut être celui d’un traître.»(2)
Noël Herpe poursuit: «Chez le Duvivier de l’entre-deux-guerres, cette peur de l’autre se nourrit d’un désespoir historique grandissant: l’illustration la plus cruelle et la plus paradoxale en est « la Belle équipe » (photo), qui sous prétexte d’épouser la dynamique du Front Populaire, en dégage d’autant mieux les germes de mort. Là où une communauté veut se réunir, le cinéaste ne cesse de désamorcer cet idéal; d’abord discrètement, puis par des coups de théâtre de plus en plus violents. La guinguette construite par les ouvriers n’apparaît bientôt que comme une arche de Noé menacée par le déluge – et surtout par la femme, incarnation privilégiée de la duplicité (même si, comme on sait, le producteur assura le succès du film par la greffe d’un épilogue positif). Duvivier a beau accompagner tous les mirages de son temps, ce n’est jamais que pour les conjuguer à un passé sans retour.»(2)
Avec « Pépé le Moko », Duvivier offre à Gabin un nouveau rôle de figure populaire et romantique au destin tragique, avant de s’exiler aux Etats-Unis, où il adapte le film sous le titre « The Imposter » (L’imposteur), toujours avec Gabin. De retour en Europe, il met en scène « Anna Karénine » (1948) en Angleterre, avec Vivien Leigh. Signant des productions grand public (« Le petit monde de don Camillo » en 1952, « Le retour de don Camillo » en 1953), et des films plus personnels, il s’attache à mener «une réflexion sur la fiction, à travers de purs exercices de style comme « la Fête à Henriette » (1952)»(2), note Noël Herpe. Coécrit avec Henri Jeanson, « la Fête à Henriette » exhibe les versions alternatives d’un même événement par deux scénaristes aux inspirations divergentes. Noël Herpe signale également «deux chefs-d’œuvre de réalisme plus du tout poétique: ce sera « Panique » (1947), nouvelle mise à mort de l’individu par la communauté ; ce sera « Voici le temps des assassins » (1956), constat ultime d’une paranoïa face aux femmes et aux générations montantes, “crépuscule des vieux” du naturalisme.»(2)
À la fin de sa vie, il enchaîne les tournages, avec plus ou moins de succès: adaptations littéraires (« Pot-Bouille » en 1957, « la Femme et le Pantin » en 1958, « Marie-Octobre » en 1959, « la Grande Vie » et « Boulevard » en 1960), ou films policiers (« la Chambre ardente » en 1962, « Chair de poule » en 1963, « Diaboliquement vôtre » en 1967).
Jérôme Gac
pour le mensuel Intramuros
(1) « Julien Duvivier: 50 ans de cinéma » (Bazaar & C°, 2010)
(2) L’ADRC