Et pourtant, rebaptisé La Traviata, c’est maintenant et depuis des dizaines d’années, un des opéras italiens les plus donnés au monde. La Traviata, pour la soprano, c’est le rôle des rôles, celui de la pécheresse sanctifiée par un sacrifice sublime.
La Traviata, l’opéra préféré du compositeur, en tant qu’amateur car en tant que professionnel, c’est Rigoletto, aurait-il confié. Cela fait plusieurs mois que les huit représentations prévues, avec deux distributions dans les trois rôles principaux, ont été prises d’assaut. Et ce, du vendredi 21 avril au dimanche 30, vacances scolaires ou non. Qui va oser s’en plaindre ?
Marie Alphonsine Duplessis, devenue Marguerite Gautier pour Alexandre Dumas fils dans son ouvrage La Dame aux camélias, Camille pour Greta Garbo et Violetta Valery dans l’opéra, incarne bien dans l’esprit de Verdi, la pécheresse sanctifiée par un sacrifice sublime, cette femme à l’âme plus noble que n’importe quelle comtesse milanaise, plus pieuse que la plus bigote des paroissiennes de Busseto. Busseto, son village natal pour lequel il conservera tout son mépris jusqu’à la fin de sa vie pour avoir très mal accueilli celle qui fut sa deuxième épouse, la cantatrice Giuseppina Strepponi, à la réputation sulfureuse.
« De la voix, certes, mais du cœur avant toute chose. » C’est donc pour huit représentations que le L’ Opéra national du Capitole reprend cet opéra-phare du compositeur italien Giuseppe Verdi. La coproduction avec l’Opéra national de Bordeaux est dirigée par le chef, Michele Spotti, nouveau venu au Théâtre. Il dirige les musiciens de l’Orchestre national du Capitole ainsi que les Chœurs de l’Opéra national du Capitole. Pour l’ouverture de saison en septembre 2018, la mise en scène avait été confiée à Pierre Rambert. C’était, curieusement sa première mise en scène lyrique alors que l’artiste a monté des spectacles de scène pendant des dizaines d’années. L’homme nous a quittés, décédé courant 2021. Christophe Ghristi lui rend un émouvant hommage à l’occasion de cette reprise, à l’homme comme à l’artiste. Pour une Traviata, débarrassée de ses fanfreluches louis-philippardes et autres falbalas viscontiens ou “zéfirelliens“, il s’était entouré de deux complices, Antoine Fontaine aux décors et Frank Sorbier aux costumes, un couturier hors-pair, sans oublier Hervé Gary aux lumières. Du premier tableau au dernier, l’œil est flatté. Un seul mot semble avoir servi de fil conducteur à Pierre Rambert : la beauté. C’est Stephen Taylor qui sera chargé de la collaboration artistique pour cette reprise.
Profitons-en pour citer les propos de Christophe Ghristi concernant ses propres exigences en matière de mise en scène, ce militant de tous les instants pour un opéra de la beauté, de la flamboyance, de la splendeur : « Tout metteur en scène doit bâtir un projet intelligible. Je ne veux fermer la porte à personne dans le public, aussi suis-je très attentif à la lisibilité des projets scéniques : une mise en scène est là pour éclairer un ouvrage, non pour le compliquer ou le rendre arbitraire. Ainsi, Pierre Rambert, directeur artistique du Lido à Paris pendant vingt ans, avec la collaboration du décorateur Antoine Fontaine, un merveilleux artisan, et du couturier Frank Sorbier, signera une vraie grande Traviata romantique, émouvante et belle à voir. Celle que je rêve de voir depuis tant d’années. » Ainsi, ses vœux furent-ils exaucés.
Violetta dans La Traviata, c’est LE rôle pour soprano dramatique, obligatoirement chanteuse ET actrice, et suivant les commentaires, chanteuse d’abord et actrice en suivant et pour d’autres le contraire, ce qui, vous l’avez deviné, ne peut entraîner que des conversations sans fin, et vaines. Deux Violetta à l’affiche, Claudia Pavone et Zuzana Marková pour incarner cette héroïne forte, unique, indépendante et libre. Le compositeur créé un personnage regroupant maints superlatifs, à la fois démesuré, inhumain, grandiose et absurde, tragique et sublime. Il l’érige au niveau d’une Norma de Bellini. Et pourtant, Violetta n’est jamais qu’une femme dite légère, pour parler sobre, entretenue par quelques amants bien choisis, passant sa vie à faire la fête, malgré la maladie qui la ronge, tout en proclamant qu’elle ignore l’amour.
Pour que les contours soient plus marqués encore, le compositeur fait le vide, si l’on peut dire, autour d’elle. L’amour va décocher sa flèche au détour du regard d’un certain Alfredo, fils d’une riche famille bourgeoise qui n’a qu’une chose à faire, s’adonner aux plaisirs que sa condition lui procure, mi-fleur bleue, mi-enfant gâté. Pour traduire “toutes les affres“ de ce malheureux, un peu fantoche, mais impétueux, deux ténors se succèdent, Amitai Pati et Julien Dran. Il n’empêche que, Violetta résiste au début puis s’abandonne à la passion la plus intense et la plus partagée, son amoureux semblant avoir manifesté le désir d’aller au-delà des contraintes de son milieu.
Mais cette idylle est alors brisée par le père du jeune homme, monsieur Giorgio Germont, un père prisonnier des convenances, à l’attitude stéréotypée, guère réfléchie, provoquant un mal irréparable dont il n’a pas conscience. Il a un problème à résoudre : pour obéir aux lois d’une Église impitoyable alors, ayant à marier sa fille, l’événement ne peut avoir lieu avec dans la famille, un fils qui vit avec une, disons, “fille de mauvaise vie“. Le père ne peut accepter que cette relation fasse le malheur de sa fille et donc de la famille. Il obtiendra ce qu’il est venu chercher : la rupture. L’ayant entendu, la jeune femme sacrifie son amour et retourne, déchirée, à ses faux plaisirs. Le moment du renoncement est bien le PIVOT de l’ouvrage. Pour interpréter ce rôle peu sympathique, deux barytons alterneront, Jean-François Lapointe et Dario Solari. Un peu plus tard, il éprouvera quelques remords de conscience puis, rendra hommage à l’héroïne juste avant son agonie. Maigre consolation.
L’immense réussite de l’ouvrage n’est quand même pas un simple hasard. Elle tient à la qualité exceptionnelle de sa construction ainsi qu’à la justesse des effets théâtraux et musicaux déployés, d’une grande efficacité sur le public. L’alternance de moments contrastés relance en permanence l’attention du spectateur aussi bien visuellement qu’auditivement. Et si l’on ajoute le chant, on atteint des sommets. On est stupéfait, par exemple, de constater que, dans sa diversité, le chant de Violetta est émotion immédiate d’un bout à l’autre, de la scène I à la dernière, avec, de plus, son souci de réalisme psychologique. Il y a là les premiers nimbus “pucciniens“ dans l’air.
Puis, suite du synopsis, Alfredo n’acceptera pas cette séparation, va se sentir humilié car cela ne peut être la “femme légère“ qui quitte son amant, avant de comprendre enfin que c’est son père qui a quémandé la rupture. Et de revenir auprès d’elle, mais il est trop tard. Violetta s’éteint et de maladie et de passion, un énième “mourir d’aimer“. Ainsi, la courtisane est-elle définitivement réhabilitée par l’amour, et par la mort.
Dans La Traviata, on entend bien l’acte d’accusation d’un anticlérical convaincu, Verdi, parvenu à la célébrité tout en vivant, en plein XIXè siècle, hors des lois du mariage avec sa concubine, Giuseppina Strepponi qu’il épousera seulement en 1859, six ans après la création de l’opéra le 6 mars 1853 à Venise. Non pas comme certains ont pu l’écrire, cette œuvre n’est en rien soumise aux valeurs bourgeoises mais relate bien, plutôt, un hymne échevelé à la liberté. Verdi le révolutionnaire, qui dut ses premières gloires à de véritables chants patriotiques, ne s’y renie nullement. Et, à l’heure où l’Italie se bat pour créer son unité, il se révolte contre un ordre social sacrifiant l’amour au devoir. Il n’y a qu’à entendre quelles musiques, lourdes et sombres, Verdi attribue au père « garant de l’ordre moral » pour sentir ce qu’il pense des donneurs de leçons et des oiseaux de mauvaise augure. De sa musique, il dira : « Et pourquoi n’ai-je pas le droit de croire que la musique est l’expression de l’amour, de la douleur ? » Celle de ce chef-d’œuvre n’en est que la plus parfaite illustration.
La grandeur du compositeur est bien d’avoir écrit avec noblesse la tragédie d’un sacrifice, d’un sacrifice à l’ordre bourgeois en cours alors, tout en préservant la fraîcheur et la tendresse de ce rêve d’amour qui est jusqu’à la mort, celui de Violetta. D’où le succès de l’ouvrage, un des plus populaires, des plus accessibles, et des mieux accueillis. La reconnaissance sociale par l’amour n’aura pas lieu.
Enfin, n’oublions pas qu’évoquer une femme atteinte de tuberculose, pour Verdi, ce n’était pas rien. En effet, sa première femme adorée, et ses deux petites filles avaient succombé à ce qui constituait alors un véritable fléau. Quant au jeune Dumas, sa Marguerite n’était nullement une image d’Epinal, mais bien une de ses maîtresses, qu’il avait abandonnée et à qui il se remit à écrire lorsqu’il eut appris sa maladie. Mais la jeune femme mourut et c’est sous le choc de cette mort, à 23 ans, que l’auteur écrivit son roman. Roman dans lequel il n’eut pas grand-chose à inventer, la vie d’Alphonsine Duplessis ayant été dramatique à souhait : cette fille de concierges qui se fit, pour survivre, marchande de fruits et légumes puis courtisane – mais des plus cultivées – jusqu’à devenir la maîtresse de Liszt, n’avait rien à envier à la fiction. Seuls, ses bouquets de camélias sont pure invention. Sur sa tombe au cimetière de Montmartre, des inconditionnels la fleurissent toujours. Mais, pas avec des camélias pour celle que la foule a laissé mourir dans la misère et la plus grande solitude.