Le centième anniversaire de la naissance de Pier Paolo Pasolini est marqué par la ressortie dans les salles de quelques uns de ses films et par une exposition présentée par la Cinémathèque de Toulouse à la librairie Ombres Blanches.
Poète, écrivain, cinéaste, acteur, peintre, journaliste critique et polémiste, Pier Paolo Pasolini aurait eu cent ans cette année. Restaurés pour l’occasion, plusieurs de ses films sont ressortis dans les salles obscures cet été. Conçue par la Cinémathèque de Toulouse, une exposition présentée à l’Atelier de la librairie Ombres Blanches évoque son parcours de cinéaste avec une sélection d’affiches, des photos et documents rares. Ombres Blanches invite également Laurent Feneyrou, qui présentera son livre « Biagio Marin & Pier Paolo Pasolini: une amitié poétique » (Éditions de l’Éclat), et Hervé Joubert-Laurencin qui vient de publier « Le Grand Chant, Pasolini poète et cinéaste » (Éditions Macula).
Dans son ouvrage « Portrait du poète en cinéaste » (Cahiers du Cinéma), paru en 1995, Hervé Joubert-Laurencin voit en Pier Paolo Pasolini «une voix morale et prophétique de la nation». Marquée par la recherche formelle et l’engagement politique, la production de Pasolini s’étale sur une trentaine d’années d’activité, au cours desquelles il aura provoqué de violentes controverses: interrogeant une Italie en pleine mutation économique, ses poèmes, ses romans, ses essais, son théâtre, ses films et ses nombreuses chroniques ont alors déchaîné la critique bourgeoise, la censure chrétienne et la menace néo-fasciste.
Pasolini est l’auteur d’essais, de récits de voyages (« L’Odeur de l’Inde », 1962), de pièces de théâtre (« Orgia », 1968 ; « Caldéron » et « Affabulazione », 1973) et de recueils de poésie, notamment les poèmes en dialecte frioulan « Poésie à Casarsa » (1941-1942). Ses deux premiers romans (« Les Ragazzi », 1958 ; « Une vie violente », 1959) racontent sa fascination et son attirance pour les jeunes hommes, petites frappes des faubourgs romains au parler si particulier qui lui rappelle la langue du Frioul maternel. Défenseur ardent du sud de l’Italie, sa prose de «combattant» à la pensée paradoxale fait périodiquement la Une du Corriere della Sera, où il signe une tribune. Également critique littéraire dans Il Tempo Illustrato, il confessait: «Je suis glacé, méchant. Mes mots font mal. Le besoin obsédant de ne pas tromper les autres, de cracher tout ce que je suis, aussi». Traduits par René de Ceccatty, ces textes ont été réunis et publiés sous le titre « Descriptions de descriptions ».
Biographe de Pasolini, René de Ceccatty constate: «C’est le cinéma qui lui a donné une gloire mondiale ; son activité de polémiste qui en a fait un acteur de premier plan de la vie politique italienne et un modèle (ou un ennemi) pour les intellectuels, mais c’est son œuvre poétique qui l’a inscrit définitivement dans l’histoire de la littérature italienne et mondiale, celle d’un poète “civil” qui intervient dans la vie publique, dans la tradition de Dante et de Leopardi. Son attachement à une société préindustrielle et paysanne, aux langues régionales, a créé des malentendus. Pendant longtemps, cela l’a éloigné des lecteurs et des cinéphiles, mais peu à peu on revisite son œuvre en profondeur et on la dissocie des caricatures. « Pétrole », son roman posthume, prend, avec le recul, une dimension de chef-d’œuvre, tant pour sa perspicacité visionnaire sur la corruption et la décadence d’une société dominée par l’argent et le cynisme, l’hypocrisie moraliste et la chiennerie, que pour son audace stylistique et structurale.»(1)
Sa carrière littéraire est déjà très avancée lorsqu’il se lance dans le cinéma. Après avoir collaboré à l’écriture de quelques scénarios, il tourne en 1961 son premier film, « Accattone », décrivant la vie d’un jeune proxénète romain dans un bidonville où règne l’inactivité et la faim. Pays encore rural, l’Italie découvre alors l’électroménager, la télévision, la voiture individuelle, mais aussi le chômage et le sous-prolétariat. «Lincoln a aboli l’esclavage, l’Italie l’a rétabli», affirme l’un des protagonistes du film qui dévoile le «miracolo economico» du point de vue des laissés-pour-compte.
René de Ceccatty raconte: «Quand il tourne « Accattone », il est déjà violemment attaqué pour ses romans jugés obscènes et ses articles, notamment une diatribe contre le pape Pie XII. Évidemment, il y a de sa part une volonté de provocation en filmant un petit délinquant et en lui faisant parcourir toutes les étapes de la Passion du Christ. Mais c’était une façon de montrer que, pour lui, résidait là le vrai christianisme, dans la souffrance des pauvres»(2). De son côté, son amie, l’écrivaine italienne Dacia Maraini déclare à l’AFP: «Toute sa vie il a cherché un monde archaïque, pré-industriel, pré-mondialisé, paysan, qu’il jugeait innocent».
Dans « Mamma Roma », il offre un rôle inoubliable de mère à Anna Magnani, puis fait jouer son ami Orson Welles dans « La Ricotta », en 1963 – la scène finale parodiant la crucifixion de Jésus est la première grande provocation du cinéaste. Il tourne l’année suivante « l’Évangile selon Matthieu », dans lequel sa mère interprète Marie. Lecteur admiratif de Freud, Marx et des écritures, il assure que l’histoire de la passion est «la plus grande qui soit» et les textes qui la racontent sont «les plus sublimes qui soient». Puis, il réalise « Enquête sur la sexualité », où il interroge des Italiens de tous les milieux au sujet de leur vie sexuelle. Explorant la question du poids de la fatalité dans les tragédies antiques, il se lance dans un triptyque grec autour de trois mythes: « Œdipe Roi » (1967) de Sophocle, « Médée » (1970) d’Euripide, avec Maria Callas et Laurent Terzieff, et « Carnet de notes pour une Orestie africaine » (1968-1970).
Dans le parabolique « Théorème » (1968), il met à l’épreuve une famille bourgeoise pervertie par la visite d’une figure christique incarnée par Terence Stamp. Pasolini confesse alors: «J’incline à un certain mysticisme, à une contemplation mystique du monde, c’est entendu, mais c’est par une sorte de vénération qui me vient de l’enfance, l’irrésistible besoin d’admirer les hommes et la nature, de reconnaître la profondeur là où d’autres ne perçoivent que l’apparence inanimée, mécanique, des choses. J’ai fait un film où s’expose à travers un personnage toute ma nostalgie du mythique, de l’épique et du sacré.»
Avec sa Trilogie de la vie, il organise ensuite un dialogue entre sa démarche intellectuelle et les cultures populaires en puisant du côté des contes, des mythes et légendes: « Le Décaméron » (1971) d’après Boccace, « Les Contes de Canterbury » (1972) d’après Geoffrey Chaucer, et « Les Mille et une Nuits » (1974) mettent en scène des personnages du peuple et des situations érotiques, sur fond de musiques traditionnelles. Dans « Salò ou les 120 Journées de Sodome » (photo), tourné en 1975, d’après Sade, le sexe n’est plus un moyen de libération comme c’est le cas dans la Trilogie de la vie, mais devient un instrument d’asservissement.
À cette époque, Pasolini s’inquiète de l’expansion du monde marchand, dont il prophétise les monstruosités. Cette année-là, dans le Corriere della Sera, il décrit un pouvoir consumériste «capable d’imposer sa volonté d’une manière infiniment plus efficace que tout autre pouvoir précédent dans le monde». Il ne voit plus rien de joyeux dans cette période de libération, de «fausse permissivité», dit-il, où le sexe devient «triste, obsessionnel», où le corps est réduit «à l’état de chose». Cette lassitude le conduit à son dernier film, un scénario sur lequel travaillait son ami Sergio Citti et qu’il reprend à son compte.
Selon Ninetto Davoli, son acteur fétiche qui fut son amant de 1964 jusqu’à leur rupture en 1973, «la Trilogie de la vie était l’ultime espoir d’une période gaie. Il avait pris conscience que le monde changeait de manière dramatique. Dans « Le Décaméron », il entrait déjà en rébellion contre la société de consommation, mais tentait de dédramatiser le constat. Dans « Salò », il n’essaie plus. Pour lui, c’était la fin d’un monde. Les gens n’arrivaient plus à se regarder en face.» Sorti après sa mort, « Salò ou les 120 Journées de Sodome » provoquera un scandale et sera interdit pendant plusieurs mois en Italie. Dans son ultime interview télévisée, accordée à Philippe Bouvard en octobre 1975, Pasolini déclare: «Scandaliser est un droit, être scandalisé est un plaisir».
Pasolini est assassiné quelques jours plus tard, sur une plage d’Ostie, près de Rome. Condamné l’année suivante, un jeune prostitué de 17 ans affirme s’être battu avec sa victime car il refusait ses avances sexuelles ; il reviendra des années plus tard sur cette version qui n’avait convaincu personne. Son amie la comédienne Adriana Asti déplorait en 2013: «Tout ce qu’il redoutait est arrivé: la globalisation, le règne de la télévision, la surconsommation. Tout. Son œuvre lui a survécu, mais les jeunes ne la connaissent pas. Ils connaissent à peine Visconti ! L’Italie est éteinte, fatiguée, la culture est le dernier de ses problèmes…».(3)
Selon René de Ceccatty, «Pasolini est devenu une icône, comparable à Rimbaud. Sa mort violente en a fait un martyr. Mais ce qui reste est en réalité son œuvre poétique qui a marqué tous les domaines dans lesquels il s’est exprimé : cinéma, poésie proprement dite, roman, critique, interventions polémiques, politiques et sociétales. Son cinéma apparaît, avec le temps, extraordinairement novateur. Il a réinventé le néoréalisme dans ses deux premiers films et l’a détourné. Il a tenté de définir une fonction sacrée (il parlait de “hiérophanie” pour définir la force de la présence de la réalité à l’écran) de l’image cinématographique. C’est évident dans « l’Évangile selon saint Matthieu » (1964). Mais aussi dans « Théorème » (1968), dans « Œdipe roi » (1967), dans « Médée » (1969)»(1). «Je suis un nouveau cinéaste. Prêt pour le monde moderne», affirmait Pasolini quelques jours avant sa mort.
Jérôme Gac
pour le mensuel Intramuros
(sources: AFP & Bifi)
(1) Télérama (05/03/2022)
(2) La Croix – L’Hebdo (12/01/2022)
(3) Télérama (25/10/2013)
Exposition: «Pier Paolo Pasolini. Images fixes», jusqu’au 14 septembre, du mardi au samedi, de 14h00 à 19h00, à l’Atelier Ombres Blanches, 3, rue Mirepoix, Toulouse.
Rencontre avec Laurent Feneyrou, vendredi 9 septembre, 18h00 ;
Rencontre avec Hervé Joubert-Laurencin, mercredi 14 septembre, 18h00.
À la librairie Ombres Blanches, 50, rue Gambetta, Toulouse.
Projection: « Salò ou les 120 journées de Sodome », mercredi 14 septembre, 21h00, à la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.
Livres:
Pier Paolo Pasolini, « Descriptions de descriptions » (Manifestes, 2022) ;
Pier Paolo Pasolini et Biagio Marin, « Une amitié poétique » (L’Eclat, 2022) ;
René de Ceccatty, « Pier Paolo Pasolini » (Gallimard, 2005) ;
René de Ceccatty, « Avec Pier Paolo Pasolini » (Le Rocher, 2005/2022) ;
René de Ceccatty, « Le Christ selon Pasolini » (Bayard, 2018).