Avant de détailler un peu, et ce pour un plaisir évident, disons que lorsque musique, chant et théâtre sont réunis, on flirte avec l’EXCEPTIONNEL. Il en est ainsi avec cette production de l’opéra ELEKTRA. Elle restera gravé dans les mémoires des présents.
L’artisan de cette réussite est sans aucun doute, Frank Beermann. Dominant parfaitement une partition complexe, il porte l’ONCT jusqu’à l’incandescence, orchestre caché sur le plateau, ne consentant qu’à de très rares moments voulus par Strauss à relâcher sa tension : c’est efficace et flamboyant tout en laissant aux chanteurs l’opportunité de pouvoir moduler les subtilités du texte qui pourraient très facilement disparaître dans ce qui, au premier abord, semble un flot continu de musique. On admire la tenue des presque 120 minutes. Mais on avait déjà apprécié toutes les facettes dans Parsifal, alors.
Avec un engagement physique qui force le respect et pousse à l’admiration, Ricarda Merbeth conquiert de haute lutte le rôle-titre ne laissant guère place à des moments de fatigue, malgré cette tessiture, meurtrière souvent , avec medium et grave bien présents et des aigus stupéfiants. Une forme d’aisance, si je puis dire, permettant une présence scénique remarquable dès son entrée en scène jusqu’à la danse finale. Phrasé et diction sont tout autant louables ce qui évite le piège d’une sorte d’hystérie généralisée trop souvent rencontrée dans ce personnage qui a d’autres facettes à montrer. Rôle fracassant, fascinant dont l’interprétation vous laisse…coi.
L’engagement est de même intensité pour Johanna Rusanen avec des moyens que l’on dirait presque démesurés ! Une voix d’un rayonnement 360°. Les aigus sont décochés comme les pires flèches d’acier dévastatrices. La configuration du Théâtre est en cela tout à fait adéquate pour mettre le chant en valeur. Et qui plus est, avec le parti pris de cette mise en scène, c’est mieux encore. Le dernier rang de Paradis peut la remercier. Une Chrysothémis qui pour le moment chante le désir d’être la femme au foyer mais qui, sur scène, finira Elektra. Ce qui ne saurait tarder à moins que ce ne soit déjà le cas. Les possibilités de jeu souhaitées par Michel Fau le laissent parfaitement augurer. Les objectifs des deux sœurs ne sont pas les mêmes à cet instant mais le tempérament est tout aussi ardent. Comme on dit, c’est de famille.
Instrument impressionnant pour la Clytemnestre de Violeta Urmana qui, toujours en équilibre entre le soprano dramatique et le mezzo soprano peut ainsi nous livrer tous les registres avec grand homogénéité et œuvrer à une incarnation convaincante avec un chant comme hanté et par moments somnambulique. Une Clytemnestre sans vibrato de fin de carrière, cas un peu trop souvent à l’affiche, c’est le luxe. Les angoisses de la reine assassine sont sur scène, on souffre avec elle, et puis, le rouge lui va si bien ! Merci Christian Lacroix !
Vocalement et scéniquement, l’Egisthe de Frank van Haken est tout à fait dans la ligne de ce que l’on souhaite, caractérisé sans excès, loin de l’ivrogne trop souvent caricaturé, et qui ma foi meurt, disons comme il faut, comme une marionnette de puppi dans un décor napolitain arrivant avec à propos en vue des spectateurs.
Mathias Goerne est Oreste. Sobriété dans la présence et le costume, efficacité dans le chant, quel phrasé ! c’est Oreste : point. Humanité et noblesse, c’est tout ce qu’on demande. Sa présence sur scène signe le moment de tendresse, le seul, voulu par le librettiste et le compositeur. Quelques phrases, hélas trop peu, et l’homme part accomplir son devoir, celui tout de même d’assassiner sa mère, d’abord et le beau-père ensuite. Normal qu’il n’y aille pas en courant.
En tant que metteur en scène de la production, Michel Fau a dû relever un premier défi, celui de pouvoir disposer d’un maximum de musiciens qu’exige la partition. Mais où les caser ? L’idée germe alors, chose inédite, de faire monter l’effectif sur le plateau de scène et de situer l’action en obstruant la fosse. Le pari est pris : banco ! Ce point précisé, qui n’est pas des moindres, la mise en scène par la suite n’a rien de révolutionnaire et, oserais-je le dire, c’est tant mieux et on l’en remercie. On est bien à Mycènes, il y a des siècles. Elle sert l’œuvre symbiotique de Strauss et d’Hofmannsthal permettant musique, chant et théâtre. La puissante concentration de l’œuvre est au rendez-vous. Comme décor finalement unique, des débris de statue gigantesque vraisemblablement d’Agamemmnon, autant de morceaux de mémoire qu’Electre veut conserver et qui vont lui servir d’ancrage jusqu’à la scène finale. Hofmannsthal préconisait de bannir « toutes ces banalités antiquisantes qui sont plus propres à refroidir le spectateur qu’à agir sur lui de manière suggestive » ; vœu respecté donc. Le regard ne pollue pas l’écoute, et on s’en félicite. Mais la statue n’est pas un simple objet. Elle est en bois, taillé par Phil Meyer et dégage toute sa puissance. Dans sa mise en scène, Michel Fau est aidé par le scénographe Hernán Peñuela, les lumières de Joël Fabing qui peut créer de somptueuses atmosphères grâce aux couleurs et graphismes du rideau de scène de Phil Meyer, peintre et sculpteur. Dans le travail des costumes, de tous les costumes, Christian Lacroix parachève ce goût du beau qui peut se retrouver aussi dans le tragique.
Première scène avant l’apparition de l’héroïne, avec les servantes, parfaitement réglée comme il se doit, tout comme l’interventions du chœur, l’arrivée de Clytemnestre et son départ, tout fonctionne sans heurt avec des effets de lumière sur un décor très coloré. Un rideau qui dissimule l’orchestre à l’effectif, impressionnant quand, à la fin, ce rideau qui s’enroule au sol permet de le découvrir. On comprend mieux alors les moments de flamboyance orchestrale pendant l’exécution de l’ouvrage. Bien sûr, personne ne doit être oublié au moment des saluts jusqu’aux responsables des maquillages, de même qu’on loue la performance de tous : les chanteurs qui ne voient pas le chef, le chef qui ne peut diriger les chanteurs, les musiciens entassés sur l’arrière de la scène, une ouverture sur public toute mesquine, il n’y a guère d’échappatoire !! Et tout çà, pour rendre au mieux ce chef-d’œuvre de l’art opératique : ELEKTRA.
Michel Grialou
Photos : © Mirco Magliocca