En invitant dans ses murs Emmanuel Bornstein (1) du 13 mars 2021 au 20 septembre 2021, le Musée de la Résistance et de la Déportation de la Haute-Garonne marque sa volonté de donner une large place à l’art contemporain dans un lieu dédié à l’Histoire et à la Mémoire. Le Conseil départemental a souhaité mettre cet artiste à l’honneur pour la première fois en Haute-Garonne avec 2 expositions simultanées, puisqu’il exposera également au Château de La Réole du 05 juin au 26 septembre 2021.
Emmanuel Bornstein a créé un dialogue artistique entre les figures de Carmen, sa grand-mère, résistante, déportée, femme libre, mais aussi de Kafka, le fils, et d’Eric, son ami trop tôt disparu (2), faisant naître des correspondances inattendues. En se réappropriant son histoire personnelle, en accord avec les membres de sa famille et la mère de son ami, il rend visible l’universalité des parcours de ces trois individus.
Il donne aussi à voir un cheminement de résilience et de transmission.
Ce n’est pas un hasard s’il cite Tadeusz Kantor (2), qui disait que « l’on porte pour jamais un enfant mort sur les épaules » ; et ajoute que pour lui, « l’enfant résiste et gagne » : ses peintures évoquent celles d’un enfant.
Dans une démarche esthétique contemporaine, il inverse et réinvente le rapport à la source historique. Il se l’approprie totalement, la reproduit en fac-similés, la fragmente, la ré-agence, la recompose pour lui offrir une nouvelle vie sensible et symbolique.
Ce processus créatif obsessionnel a duré un peu plus de deux ans.
À partir des photocopies de lettres et de documents administratifs, sur lesquels il a fait des collages de ses créations picturales avec de la peinture à l’huile, de la gouache, de la craie grasse, des sprays etc., il est parvenu à des graphismes très colorés qui enluminent les supports de départ, qui pour lui sont des « palimpsestes » où le temps a laissé ses traces.
Au final, il invite le visiteur à projeter ses propres émotions sur les œuvres exposées, servies ici par la scénographie et la mise en lumière.
D’un point de vue plastique, on pense au rapport tactile et shamanique aux éléments de sa » survie » de Joseph Beuys; mais aussi au détournement des quatre-vingt-deux gravures des Désastres de la guerre de Goya par les Frères Jake et Dinos Chapman qui y ont ajouté des têtes de clowns et d’êtres difformes en tout genre.
Mais contrairement à cette provocation qui a provoqué une immense polémique, le travail intellectuel d’Emmanuel Bornstein (sa « mythologie individuelle »), se rapproche sans doute de celui d’un Christian Boltanski qui questionne la frontière entre absence et présence, ou plus encore d’un Zoran Mušič, rescapé de Dachau, dernier témoin d’un monde aujourd’hui disparu, dont il rendait compte dans ses œuvres.
On est touché par ses dialogues avec Kafka qui dans sa « lettre au père », écrite en 1919 alors qu’il est âgé de 36 ans, réquisitoire où il analyse comment la figure paternelle toute puissante, figure fantasmatique, l’a maintenu depuis l’enfance dans un sentiment de peur et de culpabilité ;
et avec son ami Eric, dont un poème sonne comme une exergue de l’exposition:
Comme je traversais les turpitudes, un ange en bleu est venu frapper à ma porte. (…) Attaché à mon ange pour une éternité où deux, je sifflote doucement au soleil sans espoir.
Mais on est surtout profondément ému par son hommage à sa grand-mère Carmen Bornstein, née Siedlecki, à l’engagement remarquable, morte trop jeune et qu’il n’a pas connu, dont la photographie nous accueille dès l’entrée dans le Musée et dont le regard ne nous lâche plus.
Et à travers elle, à toutes ces femmes résistantes, « étrangères » ou non, juives ou non, à cette autre forme de Résistance, plus seulement « mâle », dont le rôle fondamental à été trop longtemps occulté.
Jean-Pierre Vernant a écrit : « La Résistance m’a fait comprendre ce qu’étaient les femmes. J’en connaissais, mais je ne me rendais pas compte à quel point elles ont, plus que nous, des formes de courage et d’esprit de résistance. Elles ne cèdent jamais. Elles ont une capacité de s’accrocher absolument extraordinaire. S’il n’y avait pas eu les femmes, on n’aurait rien pu faire ».
On est depuis longtemps persuadé que, depuis des siècles, nombre d’entre elles ont toujours été résistantes, rêvant d’un monde meilleur pour tous ; et on les admire d’autant plus que d’autres femmes ont fait et font encore leur l’adage du Prince de Salina du Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, (interprété avec brio par Burt Lancaster dans le film de Visconti) : « il faut que tout change pour que rien ne change ».
À travers cette exposition, elle revit, elles revivent, pas seulement révoltées, résistantes, victimes, mais aussi femmes qui ont réussi leurs vies ; victorieuses même dans l’absence.
Loin vers l’infini s’étendent
Des grands prés marécageux.
Pas un seul oiseau ne chante
Sur les arbres secs et creux.
Refrain
Ô, terre de détresse
Où nous devons sans cesse
Piocher (bis)
Dans ce camp morne et sauvage
Entouré de murs de fer
Il nous semble vivre en cage
Au milieu d’un grand désert
Bruit des pas et bruit des armes,
Sentinelles jours et nuits,
Et du sang, des cris, des larmes,
La mort pour celui qui fuit.
Mais un jour dans notre vie,
Le printemps refleurira.
Liberté, liberté chérie
Je dirai « tu es à moi ».
Refrain
Ô, terre d’allégresse
Où nous pourrons sans cesse
Aimer (bis)
Et elles ont donc tout à fait leur place légitime dans ce beau Musée de la Résistance et de la Déportation.
Comme dans nos coeurs.
Crédits : Emmanuel Bornstein et Collection particulière famille Bornstein
Musée Départemental de la Résistance & de la Déportation
Entrée libre et gratuite
52, allée des Demoiselles – 31400 Toulouse
Téléphone : 05 34 33 17 40
> Visite virtuelle de l’exposition
> Vidéos commentées d’œuvres de l’exposition
À découvrir également au Château de Laréole : l’exposition Emmanuel Bornstein Shift
Du 05 juin au 26 septembre 2021
1) Né en1986, dans une famille de théâtre (2), Emmanuel Bornstein a suivi très tôt des « ateliers de barbouillage ». Il trouve ses modèles dans sa bibliothèque : Tapiès et Bram van Velde sont essentiels à sa formation comme la question des racines : sa grand-mère paternelle était d’origine juive polonaise. Résistante, elle avait été déportée à Auschwitz, à l’âge de 19 ans. Elle en était revenue, mais mourut prématurément, usée par les privations. « Je ne l’ai connue que par le silence et les photos », dit le jeune artiste. Une autre image a beaucoup compté. « Un jour, a été publiée une photo aérienne du camp d’Auschwitz prise en 1942 par les Anglais. Mon père me l’a donnée. J’avais 13 ans à peu près. Et cela a été déterminant. J’ai été hanté par cette vision et j’ai commencé à peindre une série de croix… »
Il réalise quelques autoportraits, et apprend, à Paris « à peindre à l’huile en réalisant des copies rapides de Velasquez, Goya, du Greco ». Reçu aux Beaux-Arts, Emmanuel Bornstein est dans l’atelier de Philippe Cognée. Il a trouvé à l’école son territoire. « La Shoah s’est imposée, comme des visages d’enfants. Je pense aux enfants d’autrefois, mais aussi aux Palestiniens. Depuis peu, surgissent des adultes cagoulés… » On peut admirer ce travail d’une puissance saisissante à la galerie Lacen. De très grands formats traités en glycéro industrielle pour les fonds et à l’huile pour les personnages. Désormais, il vit à Berlin où il expose, mais aussi à Paris (Galerie Lacen) comme à New York.
Le père d’Emmanuel Bornstein, en particulier, est bien connu des Toulousains, amateurs de théâtre. Après un diplôme d’ingénieur, il suit des études musicales et théâtrales. Il fonde à Toulouse en 1985 la compagnie de théâtre Nelson Dumont avec laquelle il met en scène une quinzaine de spectacles. Formateur au Centre de formation des musiciens intervenants à l’université de Toulouse II – Le Mirail jusqu’en 1990, il enseigne l’art dramatique au Conservatoire national de région de Toulouse de 1984 à 1997. Depuis 2002, il est directeur artistique de « La Manufacture des sons », un projet d’éducation artistique et de sensibilisation au théâtre musical. En 2010, il lance avec la compagnie Nelson Dumont « Faire tomber les murs », un projet qui implique les habitants du Mirail à Toulouse dans l’écriture et les représentations de spectacles. Le but est de donner la parole aux « sans voix » et aux « invisibles » et d’attirer l’attention sur des questions de société.
2) Née en 1923 àParis au sein d’une famille polonaise de confession juive, Carmen a 17 ans lorsque la guerre est déclarée et que les premières lois antisémites frappent la France. Entrée dans la Résistance à seulement 18 ans, elle est arrêtée en 1944 et déportée à Auschwitz. Elle survit et revient en France en 1945, où elle refait sa vie malgré la disparition des siens.
Franz Kafka naît à Prague au sein d’une famille germanophone de confession juive. Il entretient des rapports très conflictuels avec son père, tyrannique et oppressif, qu’il dépeint dans sa « lettre au père » en 1919. Pourtant, le jeune homme a résisté au destin tracé pour lui, préférant une autre voie que le commerce paternel: la littérature. Il décède à 40 ans de la tuberculose, méconnu. Il laisse une œuvre irriguée par son rapport à l’autorité, à la judaïté et à la mort.
Eric naît et grandi à Toulouse dans le quartier du Busca entouré de sa famille. Au lycée Saint-Sernin, il se lie d’amitié avec Emmanuel Bornstein. Ils partagent ensemble questionnements existentiels et émotions esthétiques. Eric est victime d’un grave accident en 2005 dont il garde de lourdes séquelles. Passionné de philosophie, de musique et de cinéma, il développe sont talent à travers la poésie. Eric met fin à sa vie le 7 septembre 2016.
3) Tadeusz Kantor (1915-1990) metteur en scène polonais, réalisateur de happenings, peintre, scénographe, écrivain, théoricien de l’art, acteur et professeur à l’Académie des beaux-arts de Cracovie.