Il en va des musiques comme des hommes : certaines vieillissent beaucoup plus vite que d’autres, certaines trop datées deviennent obsolètes après avoir brillé quelques années, certaines continuent de flamboyer des décennies plus tard.
Celle de Magma brille toujours de tous ses feux 50 ans plus tard et ce concert à la Halle aux Grains quasi pleine, dans cette salle où il a déjà donné des concerts mémorables (même si elle n’était aussi bien équipée et agréable que maintenant), restera inoubliable pour ceux qui avaient la chance d’être là.
Magma, s’il a produit d’excellents disques, dont le très beau Magma Live de 1975, est avant tout un groupe de scène.
Autour de Christian et Stella Vander, les deux piliers, dont les corps ont vieilli bien sûr, comme les nôtres, mais dont le talent et la passion restent intacts, il faut citer Thierry Eliez, excellent claviériste, Simon Goubert au piano, fidèle rythmique pianistique, Rudy Blas, guitariste discret mais très efficace, Jimmy Top, bassiste, fils de l’immense Janik, qui semble par moments un peu inquiet de ce lourd héritage.
Et autour de Stella Vander dont la voix est toujours aussi pure, Hervé Aknin, à la voix puissante qui ne fait pas oublier Klaus Blazquiz des débuts mais tient bien les chevauchées vocales, et Isabelle Feuillebois, aux chants soli, plus 3 choristes, ce qui s’apparente à un véritable chœur, comme dans un orchestre symphonique. La langue inventée par Vander, aux fortes consonances germaniques ou slaves, sans doute héritées de ses origines polonaises et allemandes, fait bien sûr penser aux opéras allemands, dont ceux de Wagner. Mais son amour du jazz et du rythm and blues s’y entend aussi, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on connait sa filiation avec le pianiste Maurice Vander, grand musicien qui officia longtemps aux côtés de Claude Nougaro.
Vander, batteur et percussionniste émérite avant tout, qui s’exprime autant avec ses cymbales qu’avec ses caisses, imprime la marque de fabrique du groupe, ces longues montées en puissance, et ces apogées vocales, portées par les trois vocalistes soli, parmi lesquels Stella son épouse, est le chef d’orchestre qui dirige ces enchaînements incroyables, ces changements de rythmes sidérants, dont on n’ose imaginer le nombre de répétitions qu’il a fallu accumuler pour les régler à 5 musiciens et 6 vocalistes.
Si l’on me parle de musique contemporaine, elle n’est pas pour moi dans celle d’un Pierre Boulez, « un ministre à la boutonnière » (comme disait fort justement Léo Ferré), mais bien dans celle de Magma, tant Christian Vander a assimilé aussi bien le jazz que les symphonies de Stravinsky et les Carmina Burana de Carl Orff.
N’en déplaise aux puristes, il la fait vivre sur scène et sur disque avec un formation rock, ou jazz-rock si l’on préfère (car il n’aime pas le rock dit-on) donc électrique : il y a de nombreux « allegros con fuoco », mais aussi des « lento », et bien sûr des « crescendos », comme dans le jazz aussi, ou l’on parle de tempo « slow », « medium » ou « Up » (rapide). Rythmiques débridées ou sous-jacentes, mélodies suaves ou envoutantes.
Et toute cette architecture sonore déclinée ad libitum (« à volonté ») ou a piacere (« à plaisir »)…
En ouverture « Ëmëhntëhtt-Rê », extrait de « Köhntarkösz », le cinquième album du groupe, à mon goût un pur chef d’œuvre, mon préféré depuis mes 20 ans, 45 minutes pour s’immerger dans l’univers « kobaïen ».Puis « Theusz Hamtaahk », extrait de la Trilogie « Wurdah Ïtah », dont le troisième mouvement, est le sublime « Mekanïk Destruktïw Kommandöh », qui a enchanté ma jeunesse.
Ensuite un petit intermède avec les deux claviers et le bassiste, une composition de Michel « Mickey » Grailler, pianiste du Magma des débuts pendant 2 ans : « une pause pour faire souffler les anciens » dit mon voisin un tantinet coquin, mais ce musicien qui a joué avec la crème des jazzmen français, et accompagné Julos Beaucarne, Jacques Bertin, Maxime Le Forestier ou Eddy Mitchell, composait une musique où flotte « une espèce de brume propice au rêve et aux dérives douces, comme certaines nuits d’été ».
Puis un émouvant hommage à Mac Coy Tyner, immense pianiste de jazz américain au style profond et inimitable, et au quartet mythique de John Coltrane -dont la mort avait provoqué un grand désespoir chez Vander à la fin des années 60-, où il y avait aussi le batteur Elvin Jones, qui avait inspiré le jeune batteur Vander comme peut le faire un « maître ». Et il le gratifie d’un superbe solo à la fois plein de finesse et de swing, ces soli dont il a le secret, et qu’à notre connaissance, il est le seul à faire dans la musique actuelle.
Retour ensuite aux mouvements d’une vaste symphonie, souvent volcanique, gorgée du lyrisme et de l’énergie intense qui traversent ses œuvres orchestrales, dans lesquelles il sait rendre palpable sa « quête intransigeante de la grâce spirituelle et émotionnelle qu’il place, dans le sillage de John Coltrane, au cœur de toute expérience musicale ». On y reconnaît (ou on croit y reconnaître, mais qu’importe) des passages de « Kobaïa » et de « Zeuhl Ẁortz », et pendant plus d’une heure, on est à nouveau entrainé sur l’océan aux couleurs innombrables qui occupe, on l’imagine, la plus grande partie de la planète libre rêvée par la batteur: Kobaïa.
Au milieu du morceau, le maître de cérémonie se lève de son tabouret de batteur pour une longue déclamation que l’on pourrait croire menaçante, comme un discours autoritaire, (ce qui lui a été bêtement reproché par le passé), mais il s’agit tout simplement d’une invocation au Dieu de la Musique, puisque nous assistons à ce qui tient du rituel, sans prétention religieuse, il faut le préciser ; spirituelle, mais non religieuse.
Devant l’enthousiasme du public debout dans la Halle aux Grains, Magma revient faire un rappel: pour une fois, un morceau court, -mais on leur pardonnera compte tenu de tout ce qu’ils ont donné auparavant, pendant près de deux heures-, imprégné de la quintessence de cette musique: « Troller Tanz », extrait d’Üdü Ẁüdü, sixième album studio du groupe en 1976.
Superbe conclusion pour un concert qui restera dans nos mémoires.
Nous avons été transportés dans un luxueux véhicule tels qu’il en existait encore au siècle dernier vers des stations dparadisiaques, au son de musiques de rêve, comme celles du « Blue Train », le « Train Bleu » de John Coltrane en 1957 sur le label Blue Note, qui a tant bercé Christian Vander.
Après avoir partagé un verre avec un vieil ami, enthousiasmé comme moi, dans un bar encore ouvert, et constaté que nous sentons rajeunis, malgré le temps qui a « fuit comme une ombre », comme disaient les Romains, on regagne ses pénates en ayant oublié quelques temps (presque) pandémie et luttes sociales toujours d’actualité. Espérons que les salles de concerts et les bars ne seront pas fermés, ou pas trop longtemps ; sinon, il faudra se battre pour les faire ré-ouvrir. Un monde sans salles de spectacles, sans cinémas, sans théâtres, sans écoles, et sans bars, n’est pas vivable !
Reste à écouter le dernier opus du groupe enregistré avec la plupart des musiciens de ce concert et l’Orchestre Philharmonique de Prague : Adam Klemens (direction), Rémi Dumoulin (arrangements). Label / Distribution : Seventh Records.
Et nous régaler de ces envolées mystiques pour s’éloigner un peu de ce monde en pleine décomposition, au bord du chaos :« Et nous pouvons voler et chanter comme les oiseaux / Nous pouvons survoler les prairies de l’univers ».
PS. Signalons que Francis Linon, le sonorisateur, est crédité comme les musiciens sur le site de Magma, et ce n’est que justice tant il apporte à l’édifice sonore par sa technique et sa sensibilité musicale.