La récente affaire Polanski autour de son dernier film J’accuse, la volonté de certains d’empêcher le public d’aller le voir, et même de le faire interdire, au prétexte d’accusations de viol du réalisateur, n’est qu’un épisode de plus dans la très longue histoire d’une polémique récurrente : celle qui oppose l’homme à l’artiste.
Je me rappelle par exemple d’avoir vu, il n’y a pas si longtemps, le film de Martin Scorsese « La dernière tentation du Christ » au cinéma Saint Michel à Paris, en octobre 1988, malgré l’opposition violente de militants catholiques traditionnalistes d’extrême droite (sans redondance), et la veille du jour où une bombe a explosé dans ledit cinéma, faisant 14 blessés !
Adaptation du roman homonyme de Nikos Kazantzakis (1883-1957), grand écrivain grec 9 fois nominé pour le Prix Nobel, qui imagine le personnage de Jésus, le « fils de Marie », comme un être doux, charpentier de son métier comme son père, Joseph, un être simple amoureux de la jolie Marie de Magdala. Mais aussi comme un être qui doute, refusant d’écouter la voix divine, se révoltant même et repoussant la « mission » qu’il est chargé d’accomplir. Il acceptera finalement d’accomplir le destin de martyre qu’ « on » lui a assigné, par le supplice le plus barbare de l’époque, la crucifixion ; mais il aimera Marie-Madeleine jusqu’à la fin.
Pas de quoi fouetter un chat, disait ma grand-mère Eugénie, pourtant pratiquante.
Nikos Kazantzaki reste l’un des plus grands écrivains de sa génération. Poète, philosophe, traducteur et grand voyageur, son œuvre est influencée par Nietzsche et Bergson et imprégnée de l’obsession du message évangélique.
« Je suis sûr que tout homme libre qui lira ce livre plein d’amour aimera plus que jamais, mieux que jamais, le Christ » écrira t’il.
Le roman, sorti en 1954, valut pourtant à l’auteur les foudres du Vatican, du Pape Pie XII et même une mise à l’Index avec une menace d’excommunication ; de son côté, le clergé grec orthodoxe, tirant parti du fait que le délit de blasphème existait encore en Grèce, tenta même d’interdire carrément la vente de l’ouvrage dans ce pays. Mais ils n’obtinrent pas gain de cause et, ainsi que cela se passe souvent en pareil cas, offrirent au livre une excellente publicité qui lui permit notamment d’être un énorme succès en France.
L’adaptation au cinéma par Martin Scorsese, avec William Dafoe dans le rôle titre, a soulevé une tempête de protestations, de nombreuses manifestations, pétitions et nuits de prières de protestants américains. Le cinéaste Franco Zeffirelli est même allé jusqu’à traiter le film de Scorsese, réalisateur italo-américain, de « pur produit de la chienlit culturelle juive de Los Angeles qui guette la moindre occasion de s’attaquer au monde chrétien »… Sans doute son film sur Jésus de Nazareth de 1977 était-il plus orthodoxe…
Je connaissais déjà le livre, mais j’étais allé voir le film d’abord pour la remarquable musique de Peter Gabriel, disponible sur le disque intitulé Passion.
À base de rythmiques lancinantes et de sons envoutants provenant d’un mélange d’instruments traditionnels et de synthétiseurs, l’ambiance générale est très particulière, Peter Gabriel y ayant ajouté parfois sa voix pour souligner les mélodies, en particulier sur la piste 7, A Different Drum.
Cet album est un enregistrement important dans le développement de ce qu’on appelle la World Music ; ce sera le premier sur le label Real World créé par le musicien de rock (fondateur de Genesis avant de faire une remarquable carrière solo avec d’excellents musiciens comme le bassiste Tony Levin). Différents morceaux de musiques traditionnelles l’ayant inspiré sont joués par des artistes de différents horizons tels que l’Egypte, le Maroc, le Sénégal, l’Ethiopie, la Guinée, l’Inde, le Pakistan, la Turquie, l’Arménie, sur de nombreux instruments traditionnels : doudouk, tenbur, kementché, tablas, ney, surdu, arghûl etc. Peter Gabriel en invitera certains sur son nouveau label.
Il aurait été dommage de se priver de ce chef-d’œuvre.
Bien sûr, j’aurai pu me contenter du disque ; mais en grand écran avec son Dolby, avec le talent des comédiens et du réalisateur, c’était une expérience mémorable.
Concernant « J’accuse », c’est aussi un très bon film avec des comédiens exceptionnels (la plupart de la Comédie Française), à partir d’un scénario de qualité, écrit avec un excellent romancier anglais, Robert Harris, spécialiste des romains historiques ; et un réalisateur hors du commun. Si l’homme Polanski a des choses à se faire reprocher, et doit payer ses dettes, si elles sont avérées, doit-on pour autant se priver de voir ce film, et en priver ceux qui souhaitent le voir ? L’artiste Polanski a marqué son temps avec Tess, Chinatown, The Ghost Writer etc… et J’accuse.
L’affaire Dreyfus, il est bon de le rappeler, est une injustice très grave qui fut le point de départ d’une vague d’antisémitisme en France qui culmina sous l’Occupation, avec le nazisme et le régime de Vichy.
Par ailleurs, il n’est pas anodin que ce soit un cinéaste lui-même juif, survivant du Ghetto de Varsovie, dont l’enfance est marquée par l’assassinat d’une partie de sa famille lors de la Shoah, qui réalise ce film.
Même si ce réalisateur traine derrière lui un parfum de scandale qui ternit son talent, rappelant qu’il ne faut jamais se fier aux apparences et que la célébrité ne doit pas l’exonérer de ses manquements aux lois communes ; et même si la présomption d’innocence s’applique à tous.
Avec l’évolution (indispensable) des mentalités, et de la condition de la Femme en particulier, avec le perfectionnement de l’information, certains artistes tombent de leur piédestal, où la société patriarcale et la domination masculine les a maintenus pendant des siècles. Malgré tout leur talent.
Gauguin par exemple, qui, installé à Tahiti et aux Marquises à la fin de sa vie, aurait eu des relations sexuelles avec de très jeunes indigènes, en se réfugiant derrière son relatif anonymat sur ces îles et une soi-disant tradition locale. Aujourd’hui, il serait passible de la prison. Et pourtant, qui n’admire pas ses œuvres remarquables, aux couleurs extraordinaires et aux vibrations musicales ? Doit-on décrocher ses toiles des Musées ?
Et celles de Degas, à l’affiche au Musée d’Orsay jusqu’à ces jours-ci, au prétexte que le regard qu’il posait sur les petites danseuses était plus qu’ambigu ?
Rimbaud, qui a été très tôt l’un des Poètes de ma Pléiade n’était pas un saint, loin de là, il aurait fini marchand d’armes et d’esclaves. Devrais-je jeter ses œuvres, ou les brûler, pour éviter à mes petits enfants de le lire ?
J’avoue qu’adolescent j’ai porté au pinacle, comme mes chers Troubadours et Trobairitz, Louis Aragon, dont l’auréole de résistant ne faisait qu’enluminer les oeuvres, engagées ou simplement courtoises, d’une perfection formelle et si émouvantes.
Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire
J’ai vu tous les soleils y venir se mirer
S’y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire
Puis j’ai compris qu’an nom de son engagement politique, il a fermé les yeux, contrairement à d’autres, sur les détournements criminels de son idéal, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Russie, en particulier; et cela jusqu’à la fin de sa vie. Je me suis senti trahi…
Aujourd’hui, libre à vous de le mettre au pilori et de ne pas lire ses poèmes.
Pour moi, ils sont dans ma bibliothèque entre Ibn ‘Arabi et l’Arétin, et je le relis souvent avant de m’endormir.
Je reconnais par ailleurs qu’il y a des hommes que je n’apprécie pas du tout et dont j’ai eu du mal à lire les livres, par exemple Louis Ferdinand Céline, homme exécrable, mais dont les œuvres sont rendus remarquables dans la bouche de Fabrice Luchini; et devrais-je être honteux d’avoir emmené mon fils l’écouter à Odyssud à l’âge de 15 ans.
Ou Paul Claudel, chrétien affiché qui fit interner sa sœur dans un asile psychiatrique et la laissa mourir de faim dans celui-ci, au prétexte qu’une femme ne devait pas mener la vie d’artiste, surtout avec un homme comme Rodin, qui fit se convertir un de nos grands poètes, Francis Jammes, et transforma « sa rosée du matin » en « eau bénite », comme disait Madame Anna de Noailles ; mais les « Clairières dans le ciel » de celui-ci ont aidé à s’endormir l’enfant de divorcé que j’étais, et je les dis sur scène avec mes amis musiciens. Je les savoure même.
Chacun est libre dans notre démocratie si imparfaite et pourtant le meilleur système politique, où la liberté individuelle s’arrête quand elle empiète dur celle d’autrui. Libre à chacun d’aimer ou de ne pas aimer un livre, d’aller voir ou de ne pas aller voir un film.
« Distinguer l’homme de l’artiste a été une des grandes constantes du 20e siècle, au nom d’une indépendance de l’œuvre, de l’idée que peu importe l’artiste et sa moralité, ce qui vaut c’est l’œuvre. Ce qui répond du coup aussi à la liberté du spectateur qui va voir cette œuvre ou ne va pas la voir. » Fabienne Brugère (philosophe française spécialisée en esthétique et en philosophie de l’art, histoire de la philosophie moderne (XVIIIe siècle), philosophie morale et politique, études de philosophie anglo-américaine et théorie féministe).
On attribue à tort à Voltaire (1694-1778) cette citation, mais qui reflète parfaitement l’homme, sa pensée, sa vie et même son style : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire. »
Comme l’a écrit René-Guy Cadou : « à chaque vie d’être vécue » : il est important que la face noire d’un artiste soit connue de tous mais aussi que chacun puisse aller voir un film, ou ne pas y aller, en toute connaissance de cause.