Jusqu’ici pour moi Les Ombres errantes c’était bien sûr le Quatrième (et dernier) livre de pièces de clavecin de François Couperin (1866-1733) paru en 1730, mais également un roman (1) de Pascal Quignard (dont le livre Tous les matins du monde, et le disque par Jordi Savall, font partie de mes phares). Désormais, c’est aussi un concert onirique dont je rêverai encore longtemps; et je ne suis pas le seul, j’en suis persuadé: j’aurai aimé être l’un des nombreux enfants, dont l’imaginaire n’a pas encore été pollué, présents ce soir dans le Théâtre des Mazades.
Compensant le regret de n’avoir toujours pas retrouvé le grand Théâtre d’Odyssud, j’ai eu le plaisir de revenir dans ce Théâtre des Mazades qui m’est cher parce que j’y ai créé en 1999 mon dernier spectacle de théâtre, Le Tramway Bleu, en hommage à Jim Morrison des Doors qui a bouleversé ma vie: en attendant le début de la représentation, j’ai eu une pensée émue pour mes amis trop tôt disparus, Françoise Bettini, danseuse ailée, et Dédé Tailhades, créateur des lumières un peu magicien, qui étaient avec moi pour cette création.
Je suis venu d’abord pour François Couperin, surnommé le Grand, qui, faut-il le rappeler, est l’un des plus célèbres musiciens de l’époque dite Baroque (entre 1600 et 1750 environ), même s’il a été quelque peu éclipsé depuis par Bach, Haendel ou Rameau, sans doute à cause de sa discrétion.
Couperin (anonyme), collection du château de Versailles
Mais aussi pour découvrir cet « ombromane » annoncé sur le programme qui a vivement excité ma curiosité.
Et j’ai été tout de suite envouté par le piano d’Iddo Bar Shaï (3), le musicien étant éclairé en clair-obscur jusqu’à ce que les mains dudit ombromane viennent se superposer pour un duo à quatre-mains: les correspondances entre la virtuosité des doigts de chacun des deux artistes sont fascinantes.
Organiste renommé, Couperin était surtout le Maître incontesté du clavecin baroque, et ses thèmes originaux font toujours merveille: Debussy l’appelait « le plus poète de nos clavecinistes », et les titres de ses pièces sont très poétiques, évoquant un éventail de références très vaste (des personnes, des sentiments, des animaux, des objets de la vie courante, etc.) qu’il dépeint musicalement. Et ce sont des sésames parfaits pour Philippe Beau, l’ombromane.
L’utilisation non seulement de l’espace scénique mais aussi des murs de la salle qui se prête au jeu lui permet la création de silhouettes fantasmagoriques grâce aux ombres chinoises créées avec ses mains, un art diffusé en Europe au XIXe siècle.
(1861)
Le théâtre d’ombres a sans doute été inventé en Chine il y a plus de 2000 ans, puis amélioré en Indonésie, mais pour Philippe Beau, un maître dans ce domaine comme on a pu s’en rendre compte au Théâtre des Mazades, « les jeux d’ombres, c’est tellement vieux, ça remonte à la préhistoire. On peut imaginer l’homme préhistorique jouer avec le feu, avec la lumière de la lune ou du soleil, et créer des ombres. »
Sur l’écran de nos rêves, sont apparus des animaux familiers, chats, canards, cygnes, moutons…; et des personnages non identifiés: alors que deux dames non loin de moi sur La Couperin ont cru voir les têtes caricaturées de Mrs Macron et Trump (!?), j’étais à des années-lumière de cette triste actualité.
Sur la Muse-Plantine, j’ai vu passer le beau cheval de l’Imaginaire débridé…
Sur Le Rossignol en amour, le Rossignolet du bois joli de la chanson occitane peut-être qui nichait dans les cintres du théâtre, se laisse apprivoiser jusqu’à se poser sur la tête de son apprivoiseur, et quand il s’en va pour se bécoter joyeusement avec une dame rossignol, il revient faire un câlinou à celui-ci.
Sur Sœur Monique, un lapinou qui semble sorti des dessins merveilleux de Beatrix Potter (1866-1943) sans lien de parenté avec un autre magicien célèbre du cinéma) trottine, joue à cache-cache, fait des clins d’œil, croque des doigts-carottes, et échappe de justesse au renard.
Sur les Moissonneurs, le magicien des ombres joue avec une boule de feu qui me fait penser à celle du soleil décrit par Déodat de Séverine dans Les Moissons de son Chant de la Terre, car je retrouve un peu du jeu clair, fluide et joyeux d’Aldo Ciccolini, sous les doigts d’Iddo Bar-Shaï, et j’ai apprécié le toucher délicat de celui-ci, dès le premier morceau Les Ombres errantes justement:
François Couperin – Les Ombres Errantes par Iddo Bar Shaï
On est tellement sidéré par les jeux d’ombres et de lumières, que parfois on perd quelques mélodies, aussi le solo des Tambourins est-il bienvenu permettant de recentrer l’enchantement d’un spectacle hors du temps.
Sur Les fauvettes Plaintives, grand moment de tendresse entre un grand oiseau et un petit qui apprend à voler, j’ai songé au bon Jacques Prévert faisant Le Portrait d’un oiseau:
Peindre d’abord une cage
Avec une porte ouverte
Peindre ensuite
Quelque chose de joli
Quelque chose de simple
Quelque chose de beau
Quelque chose d’utile pour l’oiseau…
Bien sûr, comme dans la chanson de Pierre Perret, la porte de la cage est toujours ouverte: chacun.e peut y voir selon son imagination d’après les suggestions de l’Ombromane.
Juste avant La Couperin, le concert se termine sur Les Baricades Mistérieuses, que j’ai eu le privilège d’entendre, en 1990 si mes souvenirs sont bons, jouées par György Cziffra (1921-1994), dans la majestueuse Chapelle Royale Saint Framboug de Senlis auréolée des vitraux de Joan Miró: le maestro avait expliqué que, « loin des barricades de la Fronde contre l’absolutisme monarchique, la pièce faisait plutôt référence aux barriques, au vin, et le mystère serait celui du culte rendu à Bacchus qui avait pour nom « mysterium » chez les Romains. Le balancement musical évoque le foulage des grappes de raisin pour en extraire le jus. »
Mais l’interprétation d’Iddo Bar-Shaï n’a pas à souffrir de la comparaison, bien au contraire.
Cet Eloge du Rêve, avec des éclats d’humour et de tendresse, ce spectacle magique pour grands et petits, où toute parole serait superflue, qui peut aussi initier sans avoir l’air d’y toucher à la musique baroque, peut être vu dans n’importe quel pays du monde; et pourquoi pas même ailleurs un jour, sur d’autres planètes: pendant une heure, je n’étais qu’un homme qui rêve loin des turbulences ambiantes.
Comme dans le livre de Pascal Quignard, j’ai eu l’impression d’avoir été le passager clandestin du vaisseau-piano de François Couperin avec Iddo Bar Shaï à la barre descendant lentement un fleuve paisible jusqu’à la mer, un vaisseau noir d’où j’ai aperçu bien des choses et des êtres diaphanes ou luminescents, que les ombres errantes de Philippe Beau donnaient à voir, ainsi que bien d’autres invisibles celles-là; c’était peut-être le fleuve du temps et le voyage continue en dehors de la salle de spectacle.
Ce n’est pas un hasard si Philippe Beau est un magicien de la lumière, puisqu’il a commencé par être…un magicien tout court, et je suis sûr que mon cher Dédé Tailhades, élève de François-Eric Valentin (3) avec qui il partageait la passion du noir et blanc sur scène, aurait été enchanté lui aussi par cette Ballade-Balade à quatre mains au Pays du Rêve.
Dostoïevski croyait que la Beauté sauverait le monde, ce qui est sûr c’est qu’elle permet de tout oublier du chaos de ce monde pendant des instants fugitifs comme en offre le spectacle vivant; et nous en avons bien besoin en ce moment !
Ombres errantes d’Iddo Bar-Shaï et Philippe Beau fait partie de ces spectacles-là: merci mille fois à eux deux de nous avoir donné à rêver si loin.
En repartant dans la nuit de décembre, encore bercé par les Baricades mistériéuses, je me suis rappelé Jim Morrison, poète avant d’être rock-star, fasciné par le cinéma en noir et blanc, héritier selon lui du théâtre d’ombres: « (…) un ravissement de l’image qui bouge, un croyance en la magie, un jeu de rêves (…) » (4).
PS.1 Les Barricades Mystérieuses a donné aussi son nom a un beau court métrage des sœurs Charrin avec entre autres la trop discrète Juliette Plumecocq-Mech, et Ombres errantes à un album… du groupe de métal hypno5e.
PS.2 Merci à Mr. Henri Dalem, directeur d’Odyssud, (5) de nous concocter de tels moments privilégiés loin du vacarme qui nous encercle. Et nous ne sommes qu’à la moitié de la saison ! J’attends avec impatience Dinosaure, 12 et 13 février à l’Aria de Cornebarrieu, Sono Io, 12, 13 et 14 mars 20h30 à l’Aria encore par Circus Ronaldo, Nous y voilà, 7 et 8 avril 20h au Théâtre des Mazades à nouveau, par Philippe Torreton | Richard Kolinka batterie | Aristide Rosier musicien multi-instrumentiste… (6).
PS.3 En ce moment sur les écrans, un film qui fait aussi beaucoup de bien, même si dans un tout autre registre, c’est En Fanfare, avec d’excellents comédiens dont Benjamin Lavherne, Ludmila Mikaël, Jacques Bonnaffé etc. et en particulier Pierre Lottin qui n’en finit pas de nous surprendre: une belle histoire d’amour entre deux frères, entre musiques savantes et populaires, avec une grande tendresse pour les artistes…et aussi de l’empathie pour les victimes de la mondialisation sans foi ni loi.
Pour en savoir plus :
1) Les Ombres errantes et Tous les matins du monde de Pascal Quignard sont disponibles en folio poche.
2) L es Ombres errantes de Francois Couperin par Iddo Bar-Shaï est disponible chez Mirare Productions:
3) François-Eric Valentin Lumière pour le spectacle (Librairie théâtrale).
4) in Lords and the new creatures–Seigneurs et nouvelles créatures de Jim Morrison (Editions Christian Bourgois).
5) Henri Dalem
6) Odyssud