La production actuelle avait déjà fait ses preuves en 2006 au Théâtre du Capitole. Les critiques furent dithyrambiques dans toute “feuille“ qui se respecte alors. Dans l’enceinte maintenant de l’Opéra national du Capitole de Toulouse, sa reprise a atteint des sommets “annapurnéens“. Mais par quelle conjonction ?
Ne pas omettre de relire mon article d’annonce sur la production en question.
L’événement est toujours double. D’abord avec une distribution vocale idéale d’un œuvre réputée impossible (merci Christophe Ghristi) et ensuite par la grande leçon donnée quant à la façon de traiter en scène un tel chef-d’œuvre. Lisibilité, lisibilité. (merci Nicolas Joël). Pour enfoncer le clou, ça tombe bien : Mezzo passe en boucle en ce moment une production de La Femme sans ombre la plus stupide qui soit, la plus illisible, hélas pour un plateau vocal convenable. Seules les oreilles ont été sauves. Au contraire, au Capitole, c’est enthousiasme total, de bout en bout.
Disons-le d’entrée, le chef Frank Beermann réussit dans l’enceinte du Théâtre tout ce qu’il entreprend. Le courant passe avec un orchestre ici opulent qui nous livre encore une excellente prestation. Il s’illumine et s’assombrit à volonté avec ses musiciens de l’Orchestre national du Capitole en nombre, casés comme ils peuvent dans la fosse et débordant dans des loges de scène, ce qui ne nous empêche pas d’entendre même le triangle à la toute fin. Sans oublier le solo de violoncelle de Pierre Gil, grand moment, entouré d’un ensemble instrumental d’une sombre beauté. Et le hautbois de Louis Seguin, et les flûtistes, et tous les cuivres, dessous, là-bas ! Tous, les deux harpes, et le violon de Kristi Gjezi accompagnant le chant de l’Impératrice… Une main de maître respectueuse à chaque instant de la balance, une lecture précise d’une partition machiavélique, parmi les plus riches et inventives du compositeur, ni appuyée, ni tonitruante, analytique sans trop afin de laisser le flot émotionnel s’installer, avec un soutien respectueux de chaque chanteur. Ils méritaient vraiment une ovation. Ils l’ont eu.
On aura remarqué aussi comment chaque Interlude se trouve en phase parfaite avec les changements de décors, sans bruit aucun, une performance en coulisses et une réussite totale de ce superbe dispositif imaginé par le regretté Ezio Frigerio, un écrin total pour les chanteurs, dispositif déjà encensé dans mon article-annonce. Pour le spectateur, il rend d’autant plus lisible le déroulement, avec constamment repérables les différents étages et en phase avec les scènes qui se succèdent. Les surtitres sont une aide précieuse, et sur le plateau, la lisibilité est complète d’autant plus avec les costumes de Franca Squarciapino, esthétiquement parlants, rendant ridicules, encore une fois, le plateau de la malheureuse de Baden-Baden. La perfection jusque dans le traitement des lumières par Vinicio Cheli car il faut une Empress, si possible sans ombre pendant plus de trois heures quand elle est sur scène et une ombre en pleine lumière dans les dernières minutes.
Jusque là, c’est toute la maison Capitole qui est mise à contribution, musiciens, décorateurs, maquilleurs, techniciens, machinistes, et la précieuse collaboration artistique de Stephen Taylor. . Sans oublier les participants du Chœur et de la Maîtrise de l’Opéra national du Capitole et leur Chef Gabriel Bourgoin. C’est un immense bravo.
Mais, La Femme sans ombre, il faut des voix, des chanteurs hors du commun. Et là, merci Christophe Ghristi car, c’est le choc. Honneur aux dames que Richard Strauss dote si bien, comme à l’habitude. Elles sont, les trois époustouflantes, chacune dans son rôle épuisant, dramatiquement et vocalement. L’Empress de Elizabeth Steige a la voix comme teintée de magie, avec des moyens considérables pleins de promesses. C’est lumineux à souhait. Un Ich – will – nicht ! (je ne veux pas !) parfait. La Teinturière est un personnage inouï, à la tessiture crucifiante, qui arrive à chanter sa douleur et à exprimer toute sa détermination. Au bord, en permanence de la crise de nerfs, par son endurance et sa véhémence, ses éclats, ses aigus assassins, elle rend le finale de l’acte II à la fois fantastique et émouvant. C’est Ricarda Merbeth. Elle est… stupéfiante. Mais son Elektra nous avait déjà fortement alerté il y a peu sur cette même scène, tout comme son Impératrice il y a dix-huit ans dans cette même production. Quant à La Nourrice de Sophie Koch, vénéneuse à souhait, dans une autre vie, notre mezzo bien aimée a dû rencontrer Richard Strauss – elle nous l’avez caché – qui lui a écrit pile-poil la partition pour qu’elle chante ce rôle, de Mefistofele femelle. Il ne lui restait plus qu’à faire appel dans son jeu à toute la malfaisance nécessaire, teintée d’un côté démoniaque, hallucinée !! Voilà un rôle à inscrire au répertoire, définitivement.
Cette triade féminine se trouvait complétée par un Barak dont la partition est tellement bien écrite que ce fut tout au long de ses interventions un ravissement avec le baryton Brian Mulligan, souverain de ton, avec une rare et remarquable intonation, captivante, oscillant entre le parlé et le chanté. Finesse, force, détermination sur chaque phrase, humanité et émotion : un régal. Quant à Issachach Savage, dans le rôle de l’Empereur, Richard Strauss lui a écrit la pire des partitions. À croire qu’il n’aimait pas les ténors. C’est une tessiture héroïque avec des airs à la ligne de chant insensée. C’est là-haut, tout là-haut en permanence : une performance de maîtrise vocale. Il fut un Bacchus ici même, et maintenant un Empereur.
On n’oublie pas le Messager des Esprits avec le beau baryton de Thomas Dolié qui participe à la fête du beau chant, sans oublier les trois bouches à nourrir, les frères de Barak, Le Borgne Aleksei Isaev, Le manchot Dominic Barberi, Le Bossu Damien Bigourdan, et Julie Goussot, entre autres La Voix du faucon. Pierre-Emmanuel Roubet, Rose Naggar-Tremblay et Katharina Semmelbeck complètent avec bonheur ce plateau de superluxe. Et quand on apprend que c’était pour tous, une prise de rôle…….
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