Roméo et Juliette : La version de John Nelson est idéale !
Critique. Enregistrement CD. Hector Berlioz : Romeo et Juliette, symphonie dramatique ; Cléopâtre, scène dramatique. Joyce di Donato. Cyril Dubois. Christopher Maltman. Coro Gulbenkian. Chœur de l’OnR. Orchestre Philharmonique de Strasbourg. Direction : John Nelson. 2 CD ERATO. Enregistrement 3-9 Juin 2022. Durées 72.26 et 39.29. Code : 5054197481383.
La version que nous attendions du chef d’œuvre de Berlioz.
John Nelson et les forces strasbourgeoises sont en passent de proposer une intégrale Berlioz qui domine la discographie. Après Les Troyens, La Damnation de Faust, Les nuits d’été voici leur Roméo et Juliette. Je dois dire que ce fût un choc à l’écoute tant tout ce qui est attendu et même au-delà est présent. Cette symphonie dramatique crée en 1839 est une œuvre très exigeante, bien plus complexe que toute autre du bouillonnant Hector. C’est également celle qui fera l’admiration de Wagner qui dédicacera sa partition de Tristan au « Grand et cher auteur de Roméo et Juliette ». J’avoue mon amour pour cette partition, la plus proche à mon gout de la tragédie de Shakespeare dans une mise en musique. Dans une inventivité débordante Berlioz fait de l’orchestre un artiste dramatique totalement convaincant qui avec le concours de trois voix solistes et du chœur nous entraine dans la folie de cet amour interdit. Toute la tragédie est là, à condition de compter sur chef capable de tenir les rênes de cette aventure démesurée, sans contraindre le romantisme de la partition ni céder au son spectaculaire. L’équilibre est ici vertigineux. John Nelson est de cette trempe, il entraine tous les interprètes dans une lecture urgente, débordant de lyrisme, très construite et d’une humanité émouvante.
Les chœurs associent au chœur de l’Opéra national du Rhin le chœur portugais Gulbenkian. Leur associant est puissante et grandiose. Cette ampleur sonore rend difficile la compréhension du texte, c’est bien une limite habituelle des chœurs symphoniques démesurés comme Berlioz en a l’habitude.
Les solistes ont déjà chanté Berlioz avec John Nelson. Joyce DiDonato a une voix royale pour Berlioz. Dans le si beau moment qui est confié à la mezzo-soprano, elle atteint des sommets d’expressivité et de poésie. La voix est somptueuse de timbre, l’interprète dit le texte avec gourmandise et un naturel incroyable. Elle dit autant qu’elle chante. Non seulement Joyce DiDonato à un français délicieux et sans accent mais elle frémit à chaque instant semblant véritablement déguster elle-même les mots décrivant « ce premier amour que personne n’oublie ». Dans le moment hors réalité du Scherzo de la reine Mab Cyrill Dubois avec une précision miraculeuse nous permet de suivre le texte si rapide. Le timbre clair et lumineux fait merveille pour cet instant de rêve éveillé.
L‘orchestre Philharmonique de Strasbourg est merveilleux avec ce jeu si beau et ce son français indispensable chez Berlioz. Les interventions solistes sont particulièrement éloquentes.
Toute la construction du drame avec ses éléments disparates et en ce sens si shakespeariens sont savamment agencés par John Nelson. Cette si belle construction ne se retrouve dans aucune autre version connue au disque.
D’où vient alors que la dernière scène ne décolle pas et semble plafonner ? Est-ce le niveau si haut obtenu dans la scène du tombeau à l’émotion absolument sublime (il faut du temps pour s’en remettre) ? Est-ce le chœur trop massif, ou peut-être la manière grandiloquente dont Christopher Maltman chante, semblant justement chanter plus que dire un texte pourtant si fort ? Peut-être est-ce son manque de charisme ? Le fait de mettre le deuxième CD après des moments si forts? Ce sera la seule petite réserve que je mettrai à cet enregistrement magistral et qui transporte l’auditeur dans le monde de Shakespeare comme jamais.
La prise de son est spectaculaire, la tension de la version de concert est évidente, les raccords ne sont pas perceptibles et l’urgence dramatique est tout à fait continue.
En complément de programme Joyce DiDonato nous offre une scène dramatique hallucinante et hallucinée. Elle incarne Cléopâtre dans ces derniers instants avec une voix de bronze, une énergie incroyable et une douleur insondable. C’est une interprétation idéale pleine de folie. Vocalement dans une plénitude de moyens inimaginable elle fait des nuances incroyables, colore sa voix à l’infinie et techniquement fait des sons filés à se damner. Avec un orchestre si vif, si intense cette grande scène dramatique prend la dimension d’un opéra entier. On sort de l’écoute de cette scène comme abasourdi.
Cet enregistrement est majeur tant pour Berlioz que pour Joyce DiDonato absolument magnifique.
Voilà deux CD tout simplement indispensables.
Hubert Stoecklin