LES SALLES DE SPECTACLES DISPARUES A TOULOUSE (2)
Parmi les salles de spectacle disparues de Toulouse, il en est une pour laquelle j’ai une tendresse particulière, non seulement parce que j’ai pu y créer avec mes ami.e.s musicien.ne.s deux concerts poétiques chers à mon cœur, Les Paysages Humains de Nazim Hikmet et Hommes Rouges, Fils de la Terre (Blues amérindiens) dans des conditions optimales, mais aussi parce que j’y ai vu de artistes fascinants : Idir, Claude Marti, Equidad Barès, Djamel Allam, John Mayall, Jean-Jacques Milteau, Tinariwen, Abed Azrie, Lluis Llach, Madre Deus, Souad Massi, Guillaume Lopez et le Trio Chemirami…
Ouvert en septembre 1994, ce Café Musiques, comme l’on disait à l’époque, où l’on n’entendait pas de rock -(pour cela on allait au Bikini encore à la Croix-Falgarde avant qu’il ne soit détruit par l’explosion d’AZF et ne renaisse de ses cendres brûlantes à Ramonville (1), ou de chansons à textes (c’était au Centre Culturel Municipal de la rue Croix-Baragnon dont je vous ai parlé dans une précédente chronique (2)-, mais toutes les Musiques du Monde et du Bues, « la musique des opprimés », en correspondance totale avec le quartier du Mirail, est indissociable de son fondateur, Christian Grenet, dont l’aventure toulousaine est une véritable odyssée.
Habitant dans le quartier du Mirail en 1982, il a peint sur un mur « votez pour l’utile », attirant l’attention de Dominique Baudis, alors Maire de Toulouse, qui avait voulu le rencontrer, d’où la naissance d’un respect mutuel, -comme ce dernier en développa un autre avec Claude Labres, fondateur du Festival Garonne devenu Rio Loco-: Christian Grenet lui parla de sa volonté de travailler sur les Cultures du Monde. L’édile lui a fait confiance et à partir de 1983, il se mit à l’ouvrage pendant 23 ans au sein de l’association Cavale.
Celle-ci misait tout sur l’investissement dans le quartier, et avec Guillaume Lopez, tout jeune musicien au talent précoce associé à la Maisons des Racines du Monde qui faisait magnifiquement le bœuf avec tous les musiciens de passage, il édifiait des passerelles avec toutes les autres associations du quartier.
En 1988, après la 2e soirée qu’il a organisé au bord du Lac de la Reynerie, programmant le merveilleux Idir, Benard Lubat et son vieux complice Claude Marti -qui vient de sortir un nouveau disque, « 50 ans de chansons »-, trouvant là l’emplacement définitif de cette mémorable manifestation qui devient le Festival annuel Racines, (avec Zebda en 1992 en particulier), Christian Grenet découvre par ailleurs le lieu adéquat, pour son grand projet, à l’origine « un camp sport et culture pour tous les jeunes de quartier » : c’est le château de la Mounède, à l’abandon, avec un arbre au milieu de la salle du rez-de-chaussée (!) ; tout un symbole. En 1993, son vieux rêve, comme le chantait François Béranger, devient réalité et la Maison des Racines du Monde ouvre ses portes au public pour des concerts d’anthologie :
C’est un rêve ancien
Tant de fois mutilé
Tant de fois survivant
Aux coups du monde et du temps
Freedom Love Happiness
Amour bonheur
Bonheur et liberté…
« Mais oui, j’en suis le grand-père, la Statue Menhir ! », comme il le confiait avec son humour pince-sans-rire à La Dépêche du Midi pour les vingt ans de cette salle mythique, ce haut-lieu de la culture toulousaine ; insistant sur le fait que c’était une belle occasion en tout cas pour lui redonner une seconde jeunesse.
Il ne sera pas entendu. La seconde jeunesse viendra bien plus tard et Grenet aura entre temps pris une retraite bien méritée.
Mais ce n’est pas un hasard si Suerte, Chants d’amour et d’ivresse, d’Abed Azrie avec Vicente Pradal et Serge Guirao, créé en résidence à La Mounède, reste parmi ses souvenirs les plus chers :
L’ambition première de Christian Grenet était d’offrir aux artistes régionaux un lieu de résidence de qualité, non seulement technique avec un espace scénique doué de toutes les capacités de son et d’éclairages, mais aussi gastronomique avec le Restaurant de la Mounède où Bernard et Monique Descossy les régalaient de leurs savoureux petits plats.
La priorité c’était donc le soutien à la jeune création régionale en musique, danse et poésie, mais aussi l’accueil des cultures méditerranéennes, toutes les cultures, sous toutes leurs formes.
La Mounède avait un potentiel fabuleux avec sa salle de spectacle qui pouvait accueillir 300 spectateurs assis et 600 debout, où le public était au contact des musiciens, dans une proximité et une convivialité qui contribuaient à l’échange et à la découverte d’autres rythmes et d’autres univers ; sans oublier son parc public qui a accueilli de nombreux festivals (Racines, Toucouleurs, Origines contrôlées etc.) et les rendez- vous annuels des Fêtes toulousaines de l’Huma et de Lutte Ouvrière.
Mais plus ambitieuse encore était son action culturelle sur le tissu social environnant, l’ouverture à de nouveaux publics, que l’on disait « empêchés ou éloignés », avec un travail spécifique dans les foyers Sonacotra et les Cada (Centres d’Accueil de Demandeurs d’Asile fournissant un refuge aux personnes qui ont demandé l’asile en France), le développement d’un travail partenarial avec les acteurs de terrain de Midi-Pyrénées (d’où la création d’un Centre de ressources), et enfin le partenariat avec les structures issues du monde de l’immigration et de la défense des droits de l’homme.
Dans le même temps, Christian Grenet tissait des partenariats avec les Maisons des Cultures du Monde de Paris, d’Amsterdam et de Genève (il n’en reste aujourd’hui qu’une en Bretagne animée par le vétéran Chérif Khaznadar, avec l’excellente maison de disques Inedit fondée par Françoise Grund) : Toulouse était reconnue sur le plan international ; mais c’était du temps où cette ville avait encore des ambitions culturelles…
Comme il le dit encore, « on a les élus que l’on mérite ».
« On va rénover la Mounède », lui promettait-on à la Mairie, mais ne voyant rien venir, et n’étant ni Sœur Anne, ni même Giovanni Drogo, le héros du Désert des Tartares de Dino Buzzati (4), Christian Grenet a pris sa retraite dans les Corbières, puis a enfin retrouvé ses gènes atlantiques au Verdon-sur-Mer, non loin du bac de Blaye-Lamarque où résonne encore L’Amour lointain du seigneur troubadour Jaufré Rudel dont il a programmé une belle création avec encore Vicente Pradal.
Christian Grenet qui avait eu auparavant une autre vie de conducteur de train sur des autorails diesel dans les années 70, écoutant l’émission de Claude Villers Sur la route, « menant une vie de bohème et de gitan avec pour intérêt les spectacles vivants et les musées lors de ses escales », est révolté par ce qu’il entend dire actuellement sur les régimes « dits privilégiés » (par exemple à la SNCF), nonobstant leur pénibilité, par les véritables privilégiés qui s’écharpent dans un débat indécent sur les retraites des simples citoyens.
Il préfère se remémorer les belles années de la Maison des Racines du Monde de Toulouse. Parmi ses plus beaux souvenirs, je l’ai dit, la création de Suerte d’Abed Azrié, avec Vicente Pradal, et le regretté Serge Guirao (voir ma chronique sur Culture 31 (5) qui dut sortit des murs de la Mounède, pas assez grande, pour 3 soirées de suite dans le parc voisin à l’occasion de la Fête de l’Huma, mais aussi le concert de Titi Robin et de ses amis de tout monde méditerranéen, aux confluences des cultures gitanes, orientales et européennes, où il a été obligé de monter sur scène pour expliquer « qu’ils étaient obligés d’enlever les chaises », ou celui d’Idir avec Souad Massi, toute jeune débutante, sans oublier celui de Nassir Shema au oud et chant solo au Théâtre Sorano plein à craquer, y compris de familles avec enfants durant 3 heures de musique arabo-andalouse, organisé en partenariat avec Richard Coconnier, futur directeur du TNT alors en préfiguration…
Et « T’as le blues… coco ! » (on dirait le titre d’une chanson de mon cher Léo Ferré) invitait le public toulousain à venir écouter tous les Blues du Monde: on y entendait beaucoup parler les « patois d’ici et d’ailleurs », résonner les musiques du monde entier; et pas seulement à La Mounède, mais aussi dans tout ce quartier accueillant 80 nationalités (!), également en appartements comme en milieux scolaires.
Dans un esprit de partage et de convivialité très occitan, favorisant le « métissage des communautés », essentiel pour la Démocratie.
Celui à qui son ami Gil Pressnitzer, créateur de la Salle Nougaro, lançait en souriant : « Toi, tu fais de la musique sauvage », revendique haut et fort « sa culture de métèque », le métissage et « la dimension d’interrogation citoyenne dans l’art et la culture » qu’il a insufflé à la Mounède. Sa grande fierté aussi, c’est d’avoir « formé des bataillons d’animateurs et acteurs sociaux issus des quartiers, l’un d’entre eux a été directeur de la Culture à Carcassonne et un autre à Bordeaux », poursuit Christian Grenet, qui s’étonne toujours au final : « Se faire bousiller par la droite, passe encore, mais se faire lanterner par la gauche !…».
Mais il a depuis longtemps tourné la page tout en restant à l’écoute du monde et des artistes : il nous recommande par exemple l’écoute de Daguerre, chanteur basque en français, avec sa chanson « Bleu » sur le cd Miramar sorti en 2022.
Et si la Maison des Racines du Monde de Toulouse n’est plus qu’un beau souvenir, il reste persuadé comme Jaurès « qu’au fond, il n’y a qu’une seule race : l’humanité. »
Pour en savoir plus :
1) Le Bikini
2) L’Espace Croix-Baragnon
3) Le koto est un instrument de musique japonais cordophone de la famille des cordes. Il s’agit d’une longue cithare à cordes pincées. Les cordes tendues au-dessus de la caisse sont soulevées par un chevalet mobile que l’on déplace pour modifier la vibration des cordes. Il faut pincer les cordes avec des onglets ajustés aux doigts de la main droite. https://www.imusic- school.com/blog/fr/encyclopedie/instruments/koto/ A Toulouse, nous avons une virtuose des cithares sur table, il s’agit de Jiang Nan.
4) À travers l’histoire de Giovanni Drogo, un jeune militaire rêvant d’une gloire qui ne viendra jamais, c’est une véritable quête existentielle à laquelle nous convie Dino Buzzati. Publié en 1940 en Italie, ce roman était, en 1975, le livre de prédilection d’un certain… François Mitterrand.
« Ce fut un matin de septembre que Giovanni Drogo, qui venait d’être promu officier, quitta la ville pour se rendre au fort Bastiani, sa première affectation. C’était là le jour qu’il attendait depuis des années, le commencement de sa vraie vie. Maintenant, enfin, les chambrées glaciales et le cauchemar des punitions étaient du passé. Oui, maintenant il était officier, il allait avoir de l’argent, de jolies femmes le regarderaient peut-être, mais au fond, il s’en rendit compte, ses plus belles années, sa première jeunesse, étaient complètement terminées. Et, considérant fixement le miroir, il voyait un sourire forcé sur le visage qu’il avait en vain cherché à aimer ».
Ainsi s’ouvre l’un des romans les plus fascinants de la littérature italienne, Le Désert des Tartares, de Dino Buzzati, publié en 1940, et 1949 pour la traduction française.
Un chef-d’œuvre !