Il y a des ouvrages sur le Cinéma dont on attend la parution impatiemment. Les deux volumes chaque année de la revue Éclipses en font partie : qualité, sérieux, richesse sont toujours au rendez-vous à chaque parution. Son petit dernier, le volume 66, consacré à Agnès Varda, ne fait pas exception. Les textes sont organisés en trois parties, – Des îles (à propos des films), Des archipels (diagonales et transversales) et Des plages (manières de faire, façons de vivre), et je suis heureuse qu’y soient abordés dans ces archipels les liens cinématographiquement intimes avec ses deux enfants, Rosalie Varda et Mathieu Demy, dans le texte « Petites gouttes de vie privée » de Roland Carrée. Son rédacteur en chef Youri Deschamps a confié la coordination de ce stimulant numéro à Saad Chakali, dont l’engagement, la générosité et l’enthousiasme, – qualités communes avec la cinéaste -, se retrouvent aussi dans l’entretien qu’il a bien voulu m’accorder, pour aborder la conception de ce nouveau-né . Qu’il en soit ici remercié chaleureusement.
Saad Chakali, peux-tu te présenter ?
Je travaille à la valorisation des collections des fonds vidéo DVD et VàD dans une médiathèque en Seine-Saint-Denis. Cela est le travail du jour. Et puis il y a l’autre travail, celui de la nuit, dédié à l’écriture de ce que peut faire ou ne pas faire le cinéma au spectateur que je suis. Ce désir a un atelier privilégié avec le site internet Des Nouvelles du Front cinématographique. Il passe aussi par le carrefour des revues imprimées – le vertige d’avoir pu trafiquer dans Vertigo et Trafic – ou des revues en ligne – la connexion belge du Rayon Vert -, une association professionnelle inestimable avec Images en bibliothèques. Il a également des capitales d’amitiés cinéphiles avec Marseille, Béjaïa, Tunis, Beyrouth, Fécamp, Toulouse via l’association Les Ami-e-s d’Averroès, le journal Alter-Echos, la librairie Floury Frères et les deux cinémas : l’ABC et l’American Cosmograph. Il passe encore par la publication de deux bouquins chez L’Harmattan : Jean-Luc Godard dans la relève des archives du mal, sur la question du montage dialectique des archives du cinéaste, et l’autre coécrit avec Alexia Roux Humanité restante : Penser l’événement avec la série The Leftovers.
Un point de capiton important dans cette affaire de désir est la revue Éclipses dont l’hospitalité date d’une bonne décennie déjà avec une première participation au numéro dédié à Jean-Pierre Melville. Je profite du moment pour évoquer sans nostalgie la rémanence des souvenirs de lecture remontant à la fin des années 1990 quand la revue était alors mensuelle. L’hospitalité s’est progressivement tramée des amitiés nécessaires à la cinéphilie qui consiste à envoyer et recevoir des textes, les lire et les écrire comme on s’enverrait des cartes postales, pour se donner de loin en loin des nouvelles, sans forcément dire et se dire « je ». Il serait difficile d’en écrire davantage sans trahir ce qui demeure silencieux, sinon en marquant le bonheur de découvrir l’invitation de Youri Deschamps proposant d’assurer la coordination d’un numéro. L’enthousiasme a été plus fort que les appréhensions du novice. Et grand bien m’en a fait quand ce travail a plus qu’aidé à reprendre un souffle coupé par le confinement.
Pourquoi un numéro consacré à Agnès Varda ?
Youri m’a demandé de lui faire des propositions, et nous nous sommes accordés sur le nom d’Agnès Varda. Nos raisons n’ont pas eu besoin d’explication, pas même d’explicitation. Peut-être nos motivations ne se recouvrent-elles pas complètement. Le fait de consacrer tout un numéro à une réalisatrice plutôt qu’un réalisateur a sûrement été un élément important mais sans pour autant être surdéterminant. La conjonction s’est faite simplement autour du nom de l’une des réalisatrices les plus importantes du cinéma français et au-delà, dont l’œuvre multiple couvre plus de six décennies d’une pratique transfrontalière qui a su encore se renouveler avec l’économie numérique et l’abordage du champ de l’art contemporain. Agnès Varda précède la Nouvelle Vague en incarnant un moment moderne autant contemporain d’un renouvellement des formes que d’une révolution des manières de vivre. Avec elle, les questions esthétiques et politiques s’agencent et forment des mélanges et des tissages dont le filage engage de nomadiser contre toute assignation à résidence, entre autres pour des raisons de confinement.
Un an après le décès d’Agnès Varda, son nom s’est donc imposé sans forcer. Avec elle, il y avait une invitation qui lui va d’ailleurs si bien de glaner, bricoler, faire joujou, expérimenter, avec cette difficulté cependant que ses travaux ont déjà été abondamment commentés : mentionnons Agnès Varda : le cinéma et au-delà, l’excellent ouvrage collectif dirigé par Anthony Fiant, Roxane Hamery et Eric Thouvenel publié par les Presses universitaires de Rennes en 2013. Voilà l’épreuve à relever : tenter l’impossible à dire deux ou trois choses que nous savons d’Agnès Varda sans pour autant l’avoir su préalablement. Et s’il y a répétition, qu’elle soit alors différentielle et dynamique. Une bonne manière de procéder aura notamment consisté à faire des textes l’occasion de rendre justice par l’écriture aux affects provoqués par la rencontre avec ses œuvres.
Le Questionnaire de Cercle – Agnès Varda
Merci beaucoup, madame Varda.Première invitée de la saison et marraine du Cercle, Agnès Varda avait répondu au questionnaire de l'émission en se confiant sur les films et les cinéastes qui ont compté pour elle.Nous lui rendons hommage dès ce soir en diffusant "Visages Villages" sur CANAL+ et myCANAL.
Publiée par CANAL+ sur Vendredi 29 mars 2019
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Comment s’est fait le choix des auteurs et des autrices, ainsi que des textes ?
Un appel à contribution est lancé, des auteurs ou autrices y répondent en faisant des propositions qui sont ou non acceptées. Le résultat final dépend donc largement des réponses reçues. L’attente se double de la spéculation du pire : et si personne ne répondait ? Il faut donc savoir accueillir ce qui vient sans préjuger. Heureusement, les propositions sont souvent enthousiasmantes et accord est donné pour recevoir le texte promis dans les délais. Quelquefois, il faut des ajustements pour éviter des répétitions qui s’expliquent aussi parce que chaque contributeur travaille seul dans son coin, à charge alors pour le coordinateur du numéro de faire office de système nerveux. Des marges de manœuvre sont également cultivées parce que l’on ne sait pas à l’avance si tout pourra rentrer ou bien s’il va falloir faire des sacrifices toujours coûteux.
Le travail est aussi – et ce n’est pas le moindre – de lecture et de relecture, parfois de discussion avec les auteurs et les autrices quand il s’agit d’éclaircir le sens d’une intention ou d’éclairer le contexte d’une remarque ou d’un élément factuel. En gardant toujours à l’esprit ce point crucial : le point de vue est de droit celui de l’auteur quoi qu’on en pense même si un accord de base est nécessaire pour travailler ensemble. L’accord est un préalable aux désaccords, la convenance la condition de la disconvenance. Il y a eu entre quelques contributeurs et moi des discussions passionnantes qui ont vérifié la vigueur de ce principe. Je suis par ailleurs sûr que c’est le cas des auteurs quand ils découvrent la contribution de leurs pairs et cela m’arrive toujours comme lecteur des numéros d’Éclipses auxquels je participe ou non. Il s’agit d’une étape certes fastidieuse, il ne faut pas hésiter à relancer plusieurs fois en craignant toujours d’embêter les contributeurs, pour des questions de forme et de titre, de date butoir, de nombre de caractères, de citations et d’illustrations, etc. Mais le jeu en vaut vraiment la chandelle tant l’étape est concrètement celle où l’on en apprend le plus sur son sujet et je n’ai jamais autant appris sur Agnès Varda qu’en travaillant à lire et relire les contributions de mes camarades.
Jusqu’au moment où Youri prend la main pour produire avant coulage la maquette en format PDF du futur numéro, il est encore bien difficile de savoir si le résultat final va ressembler à ce qui avait été imaginé. Le règne est à l’incertitude qui persiste jusqu’au bout. Quand on tient enfin un exemplaire bien en main, le numéro réel est plus beau que le numéro rêvé. C’est alors une grande joie. Ce qui n’est franchement pas rien parce que la sanction du réel est terrible : ce qui est imprimé le sera à jamais. L’erreur a une force d’attraction telle qu’on ne voit plus qu’elle, elle fait le vide autour d’elle y compris du meilleur.
Le travail de coordination consiste donc à faire émerger un agencement qui rende raison aux textes, tout en trouvant la structure générale où chacun d’entre eux trouvera une place qui ne lui préexiste pas. Le travail de coordination est architectonique. Il est d’agencement, de mise en relation et de montage afin que le volume dont la consistance est donnée par la chair des textes dispose de l’armature qui en retour leur assure avec une place unique une force d’ensemble. Les jeux du réel et de la structure plutôt que du tout et des parties entrent là encore en consonance avec l’esprit ludique d’Agnès Varda. Qu’un texte puisse bénéficier des apports d’un autre, même à distance, est un grand plaisir, y compris dans la contradiction et la dissonance en montrant à quel point la discussion est vivante parce que l’œuvre l’est déjà. Ainsi, le lecteur peut s’amuser à repérer une petite discussion à distance concernant les ambivalences fruitives du Bonheur (1965), entre le point de vue de Myriam Villain qui examine comment la nature est une robe couleur de temps habillant une théorie de l’amour d’inspiration platonicienne, et celui d’Aurélien Gras qui relève les accrocs de l’idéal libertaire rattrapé par la persévérance du vieux modèle patriarcal.
Comment se sont construites les 3 parties ?
La structure du numéro se déduit de l’ensemble des textes retenus. Ce qui s’est d’abord présenté, ce sont deux types de texte qui répondent respectivement à des exigences particulières : le premier genre est dédié à témoigner de la spécificité du film choisi, l’autre à des ensembles de films retenus en fonction d’une problématisation commune au corpus élu. Il y a les textes comme des îles et cela tombe bien parce qu’il y en a quelques-unes dans le monde d’Agnès Varda : la Corse, Noirmoutier, jusqu’à ses cabanes tissées de la pellicule récupérée de ses films. Il y a aussi les textes comme des archipels si l’on continue à filer une métaphore géographique qui sied aux paysages insulaires de son travail : on songe entre autres à Uncle Yanco et ses baraques sur l’eau dans la baie de Sausalito au nord de San Francisco. Avec la notion d’archipel, la perspective se focalise moins qu’elle glisse en bricolant ses propres chemins jardiniers et buissonniers dans l’œuvre traversière d’Agnès Varda. Transversalement, s’il s’agit de couper en travers comme le fait Aurélien Gras à propos dans ses repérages d’une critique subtile des formes de la domination masculine. Ou diagonalement, s’il s’agit de relier deux sommets comme y invite Roland Carrée qui, à l’autre bout du spectre, suit attentivement les enfants Rosalie Varda et Mathieu Demy jouer dans le palais des glaces du cinéma d’Agnès Varda.
Et puis, il y a les plages qui traversent toute l’œuvre, Sète, Venice, jusqu’à la rue Daguerre elle-même sous un sable dont les grains multiples sont passés au tamis d’un diptyque précieux signé Pierre-Antoine Bourquin consacré à l’histoire d’un film comme Les Plages d’Agnès et la constellation de boni lui étant associée. La plage comme visage de l’œuvre et comme paysage intérieur. Avec la plage s’est alors imposée l’idée de s’intéresser aux façons de faire qui sont des manières de vivre, en incluant en conséquence les fragments d’une « conversation à bâtons rompus » de 1998 confiés par les bons soins de Jackie Buet et un entretien avec la réalisatrice Nurith Aviv, qui a été la directrice de la photographie de plusieurs films d’Agnès Vadra entre Daguerréotypes (1975) et Jane B. par Agnès V. (1988).
Îles, archipels, plages ont ainsi constitué trois rives permettant d’aborder avec trois perspectives concomitantes la richesse de l’œuvre en hommage à la dimension archipélique – pour citer Édouard Glissant – de sa géographie, ses paysages maritimes et ses rivages intimes.
Comment expliques-tu que Cléo de 5 à 7 et Sans toit ni loi, probablement les films les plus connus d’Agnès Varda, n’aient pas eu de textes sur eux ?
Personne n’en a décidé ainsi. On fait avec le réel. Aucune proposition reçue n’a de fait porté sur ces deux films qui sont de toute évidence des opus majeurs de l’œuvre cinématographique d’Agnès Varda. Je peux cependant avancer quelques hypothèses. La première, la plus sensée, indiquerait l’existence d’études documentées qui leur ont été consacrées, Cléo de 5 à 7 par Judith Ertel et Sans toit ni loi par René Prédal, les deux publiés aux éditions Atlande. Cela n’empêche pas que ces deux films sont régulièrement évoqués dans notre volume, le contraire aurait été bien étonnant, notamment dans la deuxième partie où les textes qui s’engagent de manière transversale dans la filmographie les croisent et recroisent en diagonale. C’est exemplairement le cas avec l’analyse proposée par Sophie Pierre de la poétique du temps chère à Agnès Varda qui investit la pluralité des formes de la mémoire et du temps comme expérience vécue, particulièrement à l’occasion de cet exercice canonique de temps réel reconstitué qu’est Cléo de 5 à 7. Il est remarquable aussi que Sans toit ni loi revienne nous faire signe via le motif des chansons de Rita Mitsouko et de la reprise par Slim Batteux d’un air de Madame Butterfly afin de rendre justice, comme le montre avec acuité Nathalie Mauffrey, aux intimes tonalités de la solitude de Mona. Pour ma part, j’avais déjà écrit un texte dédié à Cléo de 5 à 7 sur le site Des Nouvelles du Front après que le film ait été projeté au festival Entrevues de Belfort en 2019 et un autre, consacré à Sans toit ni loi, est réservé au Rayon Vert.
Les contributeurs, peut-être, rien n’est jamais certain, n’ont pas écrit sur les films les plus commentés en préférant davantage se concentrer, pourquoi pas, sur des films qui l’auraient moins été ou qui ne l’auraient pas été de cette manière-là. J’ai déjà évoqué le travail de Myriam Villain dédié au soleil grec chauffant les images du Bonheur. Michaël Delavaud interroge l’inaugurale Pointe-Courte (1954) à l’aune de deux moments de l’œuvre de Roberto Rossellini, comme si le premier film d’Agnès Varda faisait spontanément coïncider le moment néoréaliste de Rome ville ouverte avec le moment moderne de Voyage en Italie. Jérôme Lauté considère pour sa part la modernité de Lions Love (… and Lies) (1970) sous le double aspect de l’époque où la modernité est datée par le contexte hippie, et du contemporain, avec le rapport des mises en scène de soi avec les actualités télévisuelles annonce tout en s’en distinguant le narcissisme spectaculaire cultivé par la télé-réalité. Bamchade Pourvali montre en quoi L’Une chante, l’autre pas (1977), loin de valoir seulement comme le bilan optimiste d’une décennie de luttes féministes, indique les points de suspension d’autres luttes à venir qui concerneront autant les héritières affrontant l’actuel backlash antiféministe que le statut des femmes iraniennes. Violaine Caminade de Schuytter investit enfin murs californiens et statues parisiennes comme autant de surfaces d’inscription qui murmurent les drôles de rapports et de non rapports se jouant entre les hommes et les femmes.
Un mot sur l’entretien avec Nurith Aviv ?
J’ai fait la connaissance de Nurith Aviv à l’époque de son film Annonces en 2013. Son geste cinématographique construit en documentaire les lieux pour y accueillir les paroles constituantes que rassemblent quelques partages essentiels, particulièrement ceux de la langue et des langues. Avec la langue que je parle et qui me parle, il y a plus d’une langue qui bat en silence les intervalles d’un multilinguisme rappelant à chaque acte de parole l’autre parole que l’on n’entend pas et que son cinéma donne ou redonne à écouter. On découvre aussi que son autrice a été officiellement reconnue par le CNC comme la première femme à travailler en France comme opératrice de cinéma. On le sait peu mais Nurith Aviv, qui tourne ses propres films depuis trente ans, a travaillé sur la photographie d’une centaine de films depuis la fin des années 1960 jusqu’à la fin des années 2000, dont certains ont été tournés par René Féret et Jacques Doillon, Eyal Sivan et Amos Gitaï, Jean-Marie Teno et Ruth Beckermann, et Agnès Varda six fois entre Daguerréotypes (1975) et Jane B. par Agnès V. (1988).
C’est ainsi qu’est née l’idée de faire un entretien avec elle. La parole de Nurith Aviv est très libre, spontanée, anarchique même, avec des bifurcations et des embardées, des herbes folles qui m’ont rappelé à quel point l’entretien n’est pas une pratique qui va de soi. Au point où il m’a fallu y revenir une seconde fois afin de ne rien trahir des abondances d’une parole vive dont la voix tient à garder le cap du souvenir sans que n’interfère la propension à l’interprétation. J’aime tout particulièrement ce que Nurith Aviv raconte du tournage de ce film si spécial qu’est Documenteur (1981), encore trop souvent réduit aux seuls jeux des mélanges du documentaire et de la fiction alors que s’y joue de manière décisive le moyen voilé d’un dévoilement troublant, d’une inédite nudité. Le soleil californien tapait dur alors ; pourtant une ombre a été trouvée pour protéger une intimité à ciel ouvert sur un océan de mélancolie. Les désolations sentimentales et existentielles se confondent alors avec les nouveaux déserts américains qui croissent en ce début des années 80. Comme si Documenteur anticipait de façon fascinante Paris, Texas tout en le tirant cependant du côté de Chantal Akerman.
Comment as-tu procédé pour l’entretien intitulé « La texture du réel » (un extrait est ici) ?
« La texture du réel » est un don merveilleux, au-delà de toute attente. Géraldine Cance en a été à l’origine et Jackie Buet la généreuse donatrice. Les circonstances en sont très spéciales, je voudrais à nouveau les résumer. La soirée de clôture de la 42ème édition du Festival international de films de femmes (FIFF) de Créteil devait être dédiée le 22 mars dernier à la mémoire d’Agnès Varda décédée un an plus tôt, elle qui en a été la compagnonne de route depuis sa création en 1979 par Jackie Buet et Élisabeth Tréard. Entre deux chansons du répertoire Legrand-Demy-Varda reprises par le Cool Train Orchestra qui est l’orchestre jazz de la RATP, était programmée la projection d’une leçon de cinéma, ou d’une « conversation à bâtons rompus » pour reprendre les mots de la cinéaste, enregistrée en avril 1998 à la Maison des Arts de Créteil. La pandémie de coronavirus a gâché la fête en empêchant qu’elle ait lieu en mars, mais elle aura lieu malgré tout, bientôt, c’est promis.
Apprenant qu’un volume en cours de rédaction de la revue Éclipses est dédiée à la cinéaste, Géraldine Cance, – qui est attachée de presse notamment auprès du FIFF -, a fait la liaison entre Jackie Buet et moi ; puis la seconde m’a fait parvenir un montage d’extraits de ladite leçon de cinéma. Il ne m’a pas fallu travailler davantage sinon en mettant en forme les morceaux choisis pour en relayer la lecture grâce à l’amitié et la générosité de Jackie Buet. Sans elle, notre volume aurait manqué à faire entendre au plus près la voix d’Agnès Varda restituée via le canal privilégié du FIFF de Créteil.
Le choix d’un abécédaire à l’envers pour conclure ce livre ?
L’idée est progressivement apparue pendant la phase de réception des propositions. Par règle éditoriale, j’héritais du texte introductif présentant les grandes lignes traversières de l’œuvre d’Agnès Varda. Le désir de proposer un autre texte insistait aussi, d’abord dédié à Sans toit ni loi qui est un film très fort et très dur sur le destin des fugues libertaires héritées des années 70 qui s’épuise dans le désert des années 80. Une autre piste aurait consisté à se concentrer sur la circulation de quelques intensités circulant entre le règne végétal et le règne minéral, comme des herbes folles poussant entre la statuaire et le tubercule, entre la cariatide, la charogne et l’astéracée. Sous les plages d’Agnès, il y a des ossuaires qui assombrissent son image solaire et il semblait impératif de rendre justice aux douleurs qui sont d’autres couleurs participant par contraste aux bonheurs petits et grands dont regorge son cinéma.
Et puis vint l’abécédaire. Le modèle qui déjà vient de nos apprentissages d’enfance en a été donné par l’ouvrage publié par les Cahiers du Cinéma et Ciné-Tamaris en 1994, Agnès par Varda, et son inversion malicieuse par Albert Jacquard avec son Abécédaire de l’ambiguïté. J’avais là mon idée : un abécédaire à rebrousse-poil, comme vu à travers un miroir, inversé. Un « zyxaire » dédié à remonter le cours de l’alphabet comme on remonte le cours d’une vie, ou bien comme on démonte un joujou, avec des entrées obligatoires et d’autres qui font semblant d’être arbitraires ou aléatoires. 26 façons de parler d’Agnès Varda comme un objet fractal, une toile cubiste ou une boule à facettes. 26 entrées comme autant d’accès en sautant du coq-à-l’âne dans la vie d’Agnès Varda. Et c’est ainsi que la forme du texte elle-même entre les jeux du hasard et ceux structurés par la notion de série veut être fidèle à son esprit joueur, fantaisiste et facétieux.
La pandémie de coronavirus a impacté et impacte encore l’industrie du Cinéma, mais qu’en est-il de la création de cet ouvrage ?
Tirer du poison un remède avère la dimension pharmacologique de la philosophie. Platon nous l’a appris et Jacques Derrida après lui en a tiré des conséquences à notre époque où nos protections immunitaires se retournent en maladies auto-immunes. La pandémie de coronavirus a imprévisiblement libéré plus de temps qu’il n’en fallait pour soutenir les exigences nécessaires à la réalisation du numéro. De même, ce travail a été l’un de nos remèdes permettant de retrouver notre respiration comme un second souffle dans un monde qui hésite toujours plus entre l’apoplexie et l’auto-asphyxie. Je voudrais qu’il en ait été de même pour l’ensemble des contributeurs.
Quelle œuvre recommanderais-tu à quelqu’un qui veut découvrir le travail d’Agnès Varda ?
Il est bien difficile d’élire un seul film quand le geste de cinéma d’Agnès Varda a des clameurs invitant généreusement à la multiplicité, la prolificité et l’hétérogénéité. D’un côté, je pourrais élire Cléo de 5 à 7 qui est un film idéal, point de jonction parfait entre les deux versants français de la modernité, la Nouvelle Vague incarné par Jean-Luc Godard qui apparaît avec Anna Karina dans le court Les Fiancés du pont Macdonald et le nouveau cinéma de la rive gauche incarné par ses amis Alain Resnais, Chris. Marker et Jacques Demy. Et la suture a la beauté de se conjuguer au féminin singulier, opérée par une femme à l’adresse d’une autre jouée par Corinne Marchand, qui doit trouver le chemin de sa vie dans les rues de Paris comme dans une société française dont la modernité est un dédale peuplé des minotaures divers de la guerre d’Algérie, de la société du spectacle et du cancer.
De l’autre, la découverte d’une œuvre se fait aussi par tous ses bouts et ses aspérités, sans hiérarchie ni préjugé, du côté de ses forces comme de ses faiblesses. Comme cela se présente. « Le hasard a des intuitions qu’il ne faut pas confondre avec des coïncidences », cette citation de Chris Marker sied comme un gant à Agnès Varda qui a toujours su être attentive aux hasards qui provoquent la sensibilité créatrice mieux que tout programme qui les éradique. Au spectateur d’être alors créateur en s’abandonnant au hasard des films qui se présentent à lui afin de vérifier qu’il y a dans cet abandon le don de l’imprévisible qui arrive en redonnant au visible ses puissances d’ébranlement et de ravissement. Sinon il n’y a pas de cinéma. Sinon il n’y a pas le bonheur cinéma d’Agnès Varda.
Parmi ses films, quels sont tes préférés et pourquoi ?
La préférence s’indique toujours dans la puissance effractive et persistante des affects et les conséquences subjectives qu’ils provoquent. Les films aimés impriment singulièrement la sensibilité : ce sont des événements qui deviennent des tonalités nouvelles, des intensités qui font passer le temps non pour l’évacuer mais pour lui donner la densité existentielle d’un devenir redonnant de l’avenir au passé. Quatre films au moins sont des ponctuations inoubliables, des exclamations comme des soulèvements – des surrections.
Déjà Salut les Cubains (1963) qui extrait du montage de milliers de photographies prises à Cuba après 1959 les rythmes d’une révolution qui est encore une novation joyeuse, une vie populaire intensément ragaillardie : la révolution comme sabor. Rare en effet qu’un film restitue comme celui-ci l’élan révolutionnaire comme saveur.
Et puis il y a Documenteur qui laisse monter aux limites de la submersion l’humeur océanique d’une femme magnifiquement incarnée par Sabine Mamou. Une femme sous influence, sœur de galère de Gena Rowlands et Barbara Loden, y affronte la double épreuve de l’exil amoureux sous la lumière drue de L.A. et du reflux des contestations libertaires de la décennie précédente. Et son épreuve se renforce des ardeurs transgressives de son petit garçon joué de façon si troublante par Mathieu Demy qui veut sa mère rien que pour lui, comme un roi veut épouser sa fille dans Peau d’âne de Demy père.
Sans toit ni loi déploie les paysages gelés qu’arpente en douze travellings latéraux une jeunesse du refus dont la rupture est condamnée par les années d’hiver de l’utopie. Sa dureté qui est un non sans suite ni relève prend les inoubliables traits de Sandrine Bonnaire qui meurt comme un chien en se foutant comme d’une guigne de notre commisération.
Et puis s’est imposé dans le cadre du travail nécessaire au numéro le méconnu Kung-fu Master (1988) qui, sur une idée de sa vedette attrapée au bond par la cinéaste, offre un peu d’espace et de respiration à une rencontre qui a lieu sans avoir eu lieu. Entre un pur gamin des années 80 avec encore Mathieu Demy, et une femme qui pourrait être sa mère, – interprétée par Jane Birkin dans son plus beau rôle -, il y a une zone mouvante d’indistinction où les jeux d’enfants et ceux des adultes correspondent. Mais c’est la femme qui perd deux fois en n’évitant pas de découvrir ce qu’il en coûte de vouloir ressembler à la prisonnière délivrée par le héros du jeu vidéo préféré des ados.
Il y aurait bien d’autres films à évoquer, des courts et des longs, des documentaires et des fictions, des films connus à redécouvrir et des films plus discrets à explorer, toute une géographie avec ses îles, ses archipels et ses plages, avec ses confins maritimes et océaniques, qui redonne de l’espace et du temps à une époque dont l’horizon serait celui du confinement. Le bonheur cinéma dit l’enthousiasme des poitrines qu’un film soulève et Agnès Varda est un nom de ce bonheur.
Tous les renseignements sur le site de la revue l’Eclipses.
Numéro 66 « Agnès VARDA, Le bonheur cinéma » commandable ici.