Là, dans l’entrée de cette boulangerie que je fréquente depuis plus de vingt ans, et qui habituellement ne désemplit pas à l’heure où je viens chercher mon pain, je suis témoin d’un micro-événement qui attire toute mon attention : dans la distance me séparant du seul client qui me précède, un pigeon piétine et fouille le sol à la recherche d’une miette. Il donne l’impression de s’impatienter dans notre modeste file d’attente. C’est la première fois depuis toutes ces années que je vois un pigeon s’aventurer dans le couloir qui mène à la caisse. Il esquive le client précédent quittant le lieu et, avançant dans sa direction, je lui bouche la sortie sans chercher délibérément à le chasser. Il ne semble pas plus effrayé que s’il arpentait la place contiguë. Je prends conscience que depuis ces trois semaines qui ont suivi le confinement, les pigeons de la place n’ont plus de maigre pitance à recueillir des nombreux restaurants qui la bordent, puisqu’ils sont tous fermés. Et le pigeon, tout naturellement, lui aussi, se voit contraint de repousser ses limites.
J’ai perdu mon mantra. J’ai perdu cette faculté des premiers jours du confinement à pouvoir convoquer ma surprise, mon incrédulité, mon émerveillement face à cette situation inédite et extraordinaire. L’habitude a poli l’insolite. Elle m’enveloppe comme le suc d’une plante carnivore recouvre l’insecte avant de le dévorer. Je n’arrive plus à percevoir l’étrangeté de ces jours vides. Il y a désormais comme une fadeur dans cette répétition. Pire qu’une fadeur. Un retour à l’avant-confinement. Pourtant, rien ne s’y oppose autant.
Les jours, pareils à des nuits illuminées, succèdent aux nuits et les nuits illuminées se rivent les unes aux autres formant un seul et même jour de shabbat. Si je soustrayais à cette succession les joies et les rires, elle aurait la couleur d’une musique de chambre qui frôle le vertige et l’angoisse. Elle aurait la couleur de cette musique de Morton Feldman intitulée Piano and String Quartet. Quatre ou cinq notes de piano qui montent dans les aiguës, suivies, parfois même chevauchées, par des vibrations de cordes, violon et violoncelle, de quelques notes seulement. Et le mouvement se répète, sans cesse, avec d’infimes variations. Le piano donne cette impression surréaliste de vouloir entrer en contact avec les cordes comme si les cordes matérialisaient un au-delà. Parfois les notes de piano forment des mots, d’autres fois des phrases et les cordes répondent sur le même mode. Et chacun, piano et cordes, cherche sa propre régularité, son propre rythme dans cet échange qui ne semble jamais aboutir. Le goût d’une rencontre impossible émerge lentement au fil de l’écoute, comme si deux êtres se faisant face tentaient, chacun dans sa langue, de dire à l’autre l’émotion qui l’étreint.
Je me sens envoûté par ce minimalisme. Je n’arrive pas à m’en détacher, ni à écouter autre chose. J’ai l’impression que ce va-et-vient de quelques notes qui montent et descendent, espacées de rares et courts moments de silence absorbant la résonance des instruments, me communique une vision, une théorie que je ne suis pas encore en mesure de comprendre. À défaut, je me contente de voir dans le piano le symbole du jour, et dans les cordes le symbole de la nuit. Les jours et les nuits de notre confinement. Et je sais que dans quelques mois, et de manière certaine et plus profonde encore, dans quelques années, la musique de Morton Feldman sera comme la musique de mon propre confinement. Elle en aura condensé toute l’attente, toute l’absurdité et toutes les émotions qui en découlent.
Pour partir à la reconquête de mon mantra et retrouver, même quelques secondes par jour — elles suffiraient à ne pas me faire sombrer dans l’ignorance et l’indifférence —, je fouille, comme le pigeon le sol de la boulangerie, les micro-événements dans ce vide imposé. Et naturellement, sans que je cherche délibérément à analyser ou intellectualiser les choses, tout ce qui survient devient une source probable d’explication. Je vois autour de moi des paradigmes tout aussi farfelus qu’opposés les uns aux autres. Comme cette écharde plantée dans mon auriculaire que j’ai tenté de retirer entre le pouce et l’index de mon autre main. Mais, bien trop confiant dans mon geste, et l’écharde étant plus infime encore qu’un cheveu, je l’ai cassée. Muni cette fois d’une pince à épiler, j’ai essayé alors d’extraire le dard de ma chaise en paille, sauf qu’aucune aspérité n’affleurait. Ce tout petit rien, à peine visible à l’œil nu, survenu je ne sais par quelle inattention de ma part, fait désormais partie de mon corps. Et il se rappelle à moi tous les jours dès que ma main se pose au repos sur le bureau. Ce micro-événement, une écharde, est devenu une métaphore de la pandémie : quelque chose arrivé par erreur et qui s’impose à moi tous les jours, et auquel je ne trouve aucun remède.
Et il en est de même pour le confinement. Dans chaque film que je regarde, dans chaque livre que je lis, dans chaque feuilleton radiophonique que j’écoute, j’y trouve l’idée d’une claustration, d’un enfermement, d’un isolement. Je pense au lit de Frida Kahlo, dans lequel elle fût contrainte de vivre des mois durant, suite à son accident d’autobus. Je pense au roman de Georges Simenon, Les Anneaux de Bicêtre, dans lequel le personnage René Maugras, ce magnat de la presse, est enfermé dans son corps sans pouvoir parler à son entourage, suite à une hémiplégie. Qu’il me suffise de dilater la sphère de l’individu à celle de la micro-société, et le paradigme garde toute sa pertinence. Dans The Last Picture Show, le film de Peter Bogdanovich, tout le poids d’une société archaïque, repliée sur elle-même, pèse sur la volonté d’émancipation de Sonny et Duane, les deux protagonistes. Tous deux cherchent un moyen de s’affirmer, d’exister, de devenir adulte dans cette petite ville du Texas, égarée dans le désert. Et malgré leur farouche désir d’échapper à cet isolement, quitter cet endroit, c’est prendre le risque de mourir : comme Duane qui décide de s’engager dans l’armée en pleine guerre de Corée.
Je repense à ma dernière lecture, la Supplication de Svetlana Alexievitch, ce recueil de témoignages des rescapés de la catastrophe de Tchernobyl. En quelque sorte, là aussi, il y est question d’un confinement qui n’a pas eu lieu, d’un confinement impossible ; d’une attaque invisible dont il faut se protéger coûte que coûte avec des moyens dérisoires ; et de notre part de responsabilité dans cette catastrophe. Et je ne peux m’empêcher de faire ce funeste rapprochement entre les 14 jours d’isolement prescrits lorsque les premiers symptômes du virus apparaissent et les 14 jours qu’il restait à vivre aux premiers pompiers intervenus la nuit de l’explosion, à la centrale de Tchernobyl, dès que les radiations commençaient à ronger les chairs.*
Et de la micro-société à notre humanité toute entière, je saute le pas. À bien y réfléchir, nous sommes confinés depuis notre naissance sur ce petit caillou, ce grain de sable égaré dans le cosmos. Et ce silence qui nous enveloppe depuis les premiers jours du confinement, c’est le silence de ce constat, trop souvent ignoré, que notre fièvre de possession repousse à l’arrière-plan. Il retombe maintenant sur nous telle une couche de poussière d’un vêtement que nous ne portons plus depuis des lustres, oublié dans un placard, et secoué violemment dans le rayon de lumière transperçant notre chambre endormie.
Il y a une autre atmosphère dehors. Les choses s’installent là aussi. Une rigueur s’impose dans l’anormal. Les files d’attentes, bien alignées, s’étirent devant les petits commerces de quartier. Il y a tant d’espace entre chaque client que je ne m’aperçois pas de suite qu’il s’agit d’une file. Une ou deux personnes attirent d’abord mon attention car elles ne bougent pas, là, au milieu du trottoir. Une patience peu commune les fige. Une patience étrangère à la vie citadine. Puis mon regard finit par englober le tout et voir cette file qui ne ressemble pas non plus aux files habituelles. Elles stagnent devant le maraîcher, devant le boucher ou la pharmacie. Et les clients deviennent des figurants d’un jeu qu’on leur ordonne de jouer. Un jeu dont les règles absconses les assommeraient.
Avec toutes ces boutiques fermées alentour, j’ai le sentiment de vivre dans un pays sous l’ère soviétique. Ou un pays en guerre, ou qui sort tout juste d’une guerre puisque aucun orage d’acier ne déchire le ciel. Mais les masques que portent certains brouillent cette interprétation. Le silence que chacun porte en lui se double, pour les porteurs de masque, d’une impossibilité de lecture de leurs sentiments sur leur visage. Quant à ceux qui n’en portent pas, ils affichent une expression neutre, indéchiffrable, qui chercherait à effacer la résignation. Comme s’ils imitaient l’expression qui se rapprochait le plus de celle qui serait sous le masque qu’ils devraient porter. Une expression qui ne provoquerait aucune ride, qui lisserait le visage, et qui défierait même la vieillesse. Une expression qui serait la négation de l’expression. Comme le silence est le revers du bruit. Ou le jour, le revers de la nuit.
*Témoignage de la femme d’un des pompiers : « Tel est le cycle du mal aigu des rayons : quatorze jours… En quatorze jours, l’homme meurt… » La Supplication, Svetlana Alexievitch, 1997.
John Lavoignat
Un article de Ma Théière à mémoire