À Toulouse, accompagnée par le pianiste Antoine Palloc au Théâtre du Capitole, Annick Massis interprète « la Voix humaine », de Poulenc.
Un an après une vertigineuse prise de rôle à Toulouse en Lucrezia Borgia, Annick Massis revient sur la scène du Théâtre du Capitole, avec le pianiste Antoine Palloc, pour interpréter « la Voix humaine » qu’elle chanta pour la première fois en 2016, à Florence. Ouvrage que Francis Poulenc composa en 1958, d’après le monologue de Jean Cocteau, cette «tragédie lyrique en un acte» met en scène une femme qui tente, au téléphone, de convaincre l’homme qu’elle aime de ne pas la quitter… Créée le 17 février 1930, à la Comédie-Française, la pièce est une poignante confession du désespoir. Cocteau entrepris l’écriture de son œuvre à la suite de la disparition, en 1923, de Raymond Radiguet, qui était alors son compagnon.
L’auteur explique sa démarche dans une préface : «Il importait d’aller au plus simple : un acte, une chambre, un personnage, l’amour, et l’accessoire banal des pièces modernes, le téléphone. […] Il fallait peindre une femme assise, pas une certaine femme, une femme intelligente ou bête, mais une femme anonyme, et fuir le brio, le dialogue du tac au tac, les mots d’amoureuse aussi insupportables que les mots d’enfants, bref tout ce théâtre d’après le théâtre qui s’est vénéneusement, pâteusement et sournoisement substitué au théâtre tout court, au théâtre vrai, aux algèbres vivantes de Sophocle, de Racine et Molière.»
Jean Cocteau rédige ces indications de mise en scène et de jeu: «Le rideau découvre une chambre de meurtre. Devant le lit, par terre, une femme en longue chemise est étendue, comme assassinée. Silence. La femme se redresse, change de pose et reste encore immobile. Enfin, elle se décide, se lève, prend un manteau sur le lit, se dirige vers la porte après une halte en face du téléphone. Lorsqu’elle touche la porte, la sonnerie se fait entendre. Elle lâche le manteau et s’élance. […] Le style de cet acte excluant tout ce qui ressemble au brio, l’auteur recommande à l’actrice qui le jouera sans son contrôle de n’y mettre aucune ironie de femme blessée, aucune aigreur. Le personnage est une victime médiocre, amoureuse d’un bout à l’autre ; elle n’essaye qu’une seule ruse : tendre une perche à l’homme pour qu’il avoue son mensonge, qu’il ne lui laisse pas ce souvenir mesquin. Il voudrait que l’actrice donnât l’impression de saigner, comme une bête qui boite, de terminer l’acte dans une chambre pleine de sang.»
Francis Poulenc débute l’écriture de « la Voix humaine » en février 1958: «Je fais un opéra en un acte avec « la Voix humaine » de Cocteau. Vous connaissez le sujet : une femme (c’est moi, comme Flaubert disait “Bovary, c’est moi”) téléphone, pour la dernière fois, à son amant qui se marie le lendemain», confesse alors le musicien. Achevé en juin de la même année, l’ouvrage est destiné à Denise Duval, muse inspiratrice et créatrice de ses précédents opéras (« Les Mamelles de Tirésias », en 1947, et « Dialogues des Carmélites », en 1957), qui est étroitement associée à l’écriture.
À l’exception de quelques maigres coupures, Poulenc met en musique l’intégralité de la pièce. Le résultat fait l’admiration de l’auteur, qui lui confie : «Tu as fixé une fois pour toutes la façon de dire mon texte». Les deux artistes se connaissaient depuis de nombreuses années, Poulenc avouant : «Par un curieux mystère, ce n’est qu’au bout de quarante ans d’amitié que j’ai collaboré avec Cocteau. Je pense qu’il me fallait beaucoup d’expérience pour respecter la parfaite construction de « la Voix humaine » qui doit être, musicalement, le contraire d’une improvisation. Les courtes phrases de Cocteau sont si logiques, si humaines, si chargées d’incidences que j’ai dû écrire une partition rigoureusement ordonnée.»
Pour Denise Duval, l’une des difficultés d’interprétation du rôle réside dans le fait que « la Voix humaine » ne présente ni action véritable, ni progression dramatique. Pour le musicologue Marc Honegger, il s’agit «d’enchaînements d’idées liées à une psychologie en état de crise, c’est-à-dire sans logique apparente. Poulenc a trouvé dans cette manière de drame expressionniste à la française l’occasion d’approfondir l’interprétation de la psychologie féminine entreprise dans « Dialogues des Carmélites » et, sur un tout autre ton, dans « les Mamelles de Tirésias »». Par ailleurs, l’absence d’interlocuteur souligne la grande solitude du personnage, mais impose à la cantatrice un autre défi à relever, celui de faire vivre la conversation téléphonique à elle seule.
Avec « la Voix humaine », le compositeur s’inscrit dans la lignée d’une forme lyrique en vogue au XVIIe siècle : la tragédie lyrique. Mais en l’absence de sujet mythologique, de prologue, d’ouverture à la française – bien qu’il y ait une brève ouverture intitulée «introduction» –, de danse et de merveilleux, Poulenc ne reprend que le récitatif, élément le plus caractéristique du genre. D’ailleurs, comme Jean-Baptiste Lully au XVIIe siècle, il considère son œuvre comme la mise en musique de la tragédie de Cocteau, d’où l’appellation de «tragédie lyrique». Il accorde ainsi une importance particulière au texte et à la déclamation : le titre de «tragédie lyrique», qui renvoie à la musique du Grand Siècle, indique que le texte prime et que la musique lui est subordonnée.
Francis Poulenc s’attache à mettre le texte en valeur, à le faire entendre. Il fait pour cela le choix d’une orchestration laissant «passer le texte», et privilégie la recherche d’un récitatif plus proche que jamais du parlé réel – sur 780 mesures, 186 sont écrites pour voix seule ce qui implique de l’interprète de réels talents de comédienne. Soucieux d’instaurer un climat de tension et d’instabilité reflétant l’état de crise du personnage, le compositeur utilise un langage musical résolument ancré dans le XXe siècle : progressions harmoniques non fonctionnelles, dissonances non résolues, intervalles diminués, chromatismes et ambiguïté tonale. Pour une meilleure compréhension du texte, il privilégie une mélodie syllabique (une syllabe par note) et conjointe (peu de sauts). Il conçoit toutefois quelques passages plus lyriques pour traduire les moments d’émotion extrême, utilisant alors sauts, notes aigües et dynamiques «forte», comme pour «Je devenais folle», véritable climax mélodique, ou encore le récit de la tentative de suicide.
Au cours des répétitions, Francis Poulenc et Denise Duval sont d’autant plus bouleversés qu’ils traversent tous les deux un drame sentimental. Elle évoque en ces termes ce souvenir: «On pleurait ensemble et cette « Voix humaine » a été comme un journal de nos déchirures». Poulenc en parle comme d’un «ensemble atroce», une «œuvre monstrueuse». À sa création en 1959, à l’Opéra-Comique, l’ouvrage remporte un immense succès sous la direction de Georges Prêtre, alors jeune chef d’orchestre.
Billetterie en Ligne du Théâtre du Capitole