Inspiration(s) n°2/5
Cuisine et théâtre … la cuisine au théâtre … en cuisine comme au théâtre …
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On joue avec leur texture, leur consistance, leur forme, leur couleur … on les arrange ensemble.
On les goûte – les savoure, dans la durée … on se concentre sur ce qui ne sert à rien, ni à personne, sur ce qui ne produit rien, excepté du plaisir … alors l’attention est portée sur la seule puissance sensorielle des choses, des mots, des mets … on s’émerveille.
« S’émerveiller, c’est résister. La cuisine est un acte d’émerveillement, et donc un acte de résistance : comme le théâtre. La cuisine et le théâtre nous arrêtent dans le mouvement du flux quotidien. Et tout d’un coup, ça devient politique, un art de vivre contre la banalisation de tout, la monotonie. En cuisinant, on suspend tout : on crée un espace de plaisir. » (Sébastien Bournac)
Interpréter une recette. Adapter un texte. Choisir les bons ingrédients – avec chacun sa personnalité, son rythme, sa sensualité -, organiser leur rencontre pour écrire une histoire. Dresser une assiette, mettre en scène une pièce.
L’intensité esthétique se travaille, s’organise, se conçoit, jusqu’au point où ce qu’on goûte, l’instant d’un repas, le temps d’une pièce, semble évident, est devenu naturel.
—> Pour ce second épisode d’INSPIRATION(S), série dans laquelle j’explore au fil d’une conversation, pour Itinéraires du Goût, les liens entre la création culinaire et d’autres modes d’expression esthétiques, je rencontre Sébastien Bournac, directeur du théâtre Sorano et fondateur de la compagnie Tabula Rasa : qu’est-ce qui rapproche et sépare deux processus de création, la cuisine et la mise en scène, comment le metteur en scène se fait- il aussi (et de la même manière) cuisinier ?
MATRICE
Un jus de viande qui vient parfaire un gratin de pâtes. Une croustade aux pommes. Des tartines de pain grillé recouvertes de pâté fait maison. Et puis la tranche de pain trempée dans du vin sucré en guise de quatre heure … Des sensations gourmandes, dans le souvenir d’une enfance passée à la campagne, dans le Lot-et-Garonne natal. « J’ai un socle d’enfance très traditionnel et rural : ma grand-mère faisait une bonne cuisine de terroir, quotidienne, celle de la campagne dans l’assiette, sans recherche complexe de saveurs et de goût. Ça marque l’imaginaire : ça n’apprend pas à faire la cuisine, mais ça initie le palais. » (S. Bournac)
GP : Sébastien, nos madeleines de Proust construisent notre matrice gustative, nos repères – et repaires même, le paysage culinaire à partir duquel on rencontre les goûts à venir. Quel a été ton cheminement gustatif, tant culinaire que théâtral ?
SB : Je me suis éveillé à la gastronomie grâce à des amis qui venaient d’un autre milieu social, quand j’étais à Paris à Normale Sup’. Ils avaient un rapport à la cuisine qui me fascinait, plus créatif, surprenant, original dans les expérimentations et associations d’aliments et de goûts. C’est comme mon goût pour le théâtre contemporain : ce goût-là n’est pas inné, il ne vient pas de mes fondamentaux d’enfance. J’ai découvert le théâtre à l’école, dans les kermesses et les spectacles de fin d’année. Mon éducation m’a fait rencontrer des gens qui avaient un autre rapport à la cuisine et une autre culture théâtrale. Au fond, la problématique de mon rapport à la cuisine est la même qu’au théâtre : essayer de concilier une forme populaire et la recherche esthétique, ne pas trahir son origine dans le goût des produits, de choses gourmandes, simples et évidentes, et comment concilier cette simplicité avec une recherche plus pointue comme celle du théâtre contemporain ou de la gastronomie ?
GP : Cuisinier. Metteur en scène … Dans ton discours les deux univers s’entrecroisent et j’ai le sentiment que l’un nourrit l’autre, que la manière d’être de l’un permet de comprendre celle de l’autre … que tu mènes une même recherche par des voies différentes. Du coup, pour rencontrer le metteur en scène, j’auras envie de te demander : quel cuisinier es-tu ? Si je suis invitée à dîner chez toi, comment prépares- tu le repas ?
SB : Quand je cuisine chez moi, j’aime que ce soit un événement. Je conçois chaque année quatre à cinq repas dignes de ce nom chez moi. Ça me prend un temps fou. C’est comme un spectacle. Quand je reçois, je ne suis pas beaucoup à table avec les gens : je les sers. Dans mes dîners, je cuisine pour 6 personnes maximum. C’est une cuisine pour des amis. Pendant de nombreuses années, je me suis abonné à des magazines de cuisine : je les feuilletais comme j’aurais feuilleté une revue de théâtre. Je peux passer beaucoup de temps à concevoir la dramaturgie d’un repas en lisant et relisant des magazines de cuisine … Parfois même, cela n’est pas suivi de réalisation. Juste de l’imaginaire, et c’est déjà très jouissif.
GP : Et à partir de toute cette dramaturge culinaire, aromatique, gustative, comment procèdes-tu pour concevoir ton menu ? Tu reproduis des recettes existantes ou est-ce que tu les adaptes? … ou est-ce que tu créées quelque chose de complètement nouveau, en partant par exemple d’un produit, d’une saison, d’une émotion, d’un tropisme ?
SB : Je pars d’une chose existante et je la transforme. Et je pars d’une saison. Je suis capable de réfléchir au repas pendant 15 jours à 3 semaines. Dès que je fais un repas, ça me prend tout mon temps. Je fréquente activement les marchés pour voir ce qu’on peut trouver … comme un rôdeur qui prépare son braquage. C’est un de mes grands défauts, je me mets parfois trop la pression ! (rires) Alors qu’il y a tant de choses à vivre plus simplement … Ça n’est peut-être pas normal. Ça pourrait être plus simple, mais je crois que je ne sais pas faire simple. Deux jours avant, je ne fais plus que ça. Il ne faut pas que je travaille. Souvent je m’engage dans des chantiers pas possibles. Souvent ça se passe bien, mais ça m’épuise. J’aime créer des recettes, je ne les reproduis pas forcément. Je n’aime pas les habitudes, même si aujourd’hui j’apprends à soigner et améliorer deux ou trois recettes signatures. Je fais les choses à chaque fois pour la première fois – et pour la dernière. Et ceci est valable du point de vue du metteur en scène, mais aussi du point de vue du directeur de théâtre qui construit une programmation. Faire une programmation, c’est construire un menu. Du moins c’est ainsi que je la pense.
GP : Une date, un nombre limité de personnes, un environnement choisi avec attention, un nombre de représentations limité dans l’année, des couleurs, des émotions et des textures qu’on agence pour construire un déroulé, un sens, une histoire … Au final quelle différence y a-t-il entre le cuisinier et le metteur en scène ? la nature de la matière qu’ils triturent, malaxent, regardent, transforment ?… Sans compter que le moment du repas et le temps de la représentation ont en commun l’éphémère de la sensation, son intensité et en même temps toute cette durée d’ouvrage invisible – à travers le dressage, la mise en scène – pour le spectateur et le gourmand … quel est ton rapport à l’éphémère ?
SB : Qu’il s’agisse d’un repas ou d’un spectacle, je préfère tout le travail qui précède au moment de la dégustation : imaginer la chose m’importe au moins autant que de la réaliser. Ce n’est pas la durée qui m’importe dans la vie, mais l’intensité de ces instants-là. Et cette intensité, pour qu’elle existe, pour qu’elle soit forte, il faut la travailler, la préparer. Quand je fais un très bon repas, j’apprécie la mise en scène. Et ces goûts et ces saveurs peuvent aussi être ceux de la représentation. Comme la montagne : je prépare une randonnée comme un repas. Et je n’aime pas cuisiner le même plat plusieurs fois. J’aime le fait que ce soit circonscrit dans le temps.
VIVANT
GP : Intensité. Conception. Précision. Préparation … Ton rapport à la vie se retrouve dans ta conception d’un repas et d’un spectacle. Et je pense que la réciproque est tout aussi intéressante : notre rapport à la nourriture trahit notre rapport à la vie, à notre propre corps, à celui de l’autre : est-on dans la gourmandise, le contrôle, le lâcher-prise, la curiosité, la méfiance, la générosité, la parcimonie … Je pense que nous sommes faits d’un même fil, d’une ligne, d’une manière d’être qui s’exprime dans différents champs de vie, différents domaines de création. Alors, du coup, commençant à connaitre le metteur en scène et le cuisinier, j’ai envie de te demander : quel gourmand es-tu ? et cela t’importe-t-il d’être à table avec des gourmands ?
SB : J’aime manger, j’ai un fort appétit, j’ai été initié à la très bonne cuisine de terroir. Je n’aime pas les gens trop raisonnables. Je pense au plaisir du goût tout le temps. Ça m’anime d’imaginer ce que je vais manger ce midi … ça m’importe autant que la répétition, je n’établis pas de hiérarchie. Je n’aime pas sauter les repas. Si jamais je saute un repas, j’ai l’impression que tout mon être se déséquilibre. Quand je suis en création, le partage du repas avec l’équipe vient clore des moments importants dans Les répétitions. Manger ensemble est fondamental. Parfois les spectacles se fabriquent autour d’une table. Pour diriger des acteurs, il faut les connaître. Et le repas est un test. J’invite souvent les acteurs à manger pour les connaître. Après avoir mangé et bu avec quelqu’un, tu ne travailles plus de la même manière. C’est un partage préalable au travail théâtral. Je n’envisage pas de travailler avec des gens qui n’aiment pas manger, de faire un spectacle avec une équipe avec laquelle je n’aime pas manger, cela m’attriste profondément …
GP : Ta gourmandise et le goût pour la cuisine, pour les plaisirs de la table, se retrouvent dans ton rapport aux personnes que tu places autour de la table, qu’il s’agisse de celle de théâtre ou de ta cuisine … Dans ce tropisme gourmand qui te caractérise, quelle est la saison, quels sont les arômes, les textures, les saveurs et les produits que tu affectionnes ?
SB : En avril, il y a des produits que j’adore : les fèves, les asperges, et les fraises aussi ! … ça me réjouit. Je travaille sur une pièce qui s’appelle L’Eveil du Printemps : cette profusion, ce que ça amène, ça sort l’assiette de sa torpeur hivernale. J’adore faire un osso bucco de printemps avec des notes d’agrumes. Et j’aime l’automne aussi, les champignons, les cèpes … cuisiner un risotto de champignons. Je crois que j’aime les périodes intermédiaires. Le théâtre, la cuisine … Il s’agit de la même pulsion gourmande, du même ancrage : l’un n’est pas au-dessus de l’autre.
ARTISAN
GP : La cuisine et le théâtre partagent une puissance esthétique, celle de nous toucher, de nous mouvoir, de nous émouvoir … On joue des mots comme des textures, on les agence, on expérimente des accords entre eux, on teste les proportions de chacun, on les ouvrage … c’est une expérience charnelle, tactile. Chaque mot, chaque produit, chaque texture, chaque geste, chaque couleur, chaque grain de voix, chaque consistance a sa place, et l’on fait en sorte que tous ces éléments fonctionnent ensemble, comme une machine. Il me semble qu’au théâtre comme en cuisine, il faut trouver la mécanique …
SB : Je suis un artisan de théâtre. Et d’ailleurs je suis fils d’artisan. Ce mot-là me plait car il dit le geste, la fabrication, le partage. L’expression artistique est une rupture par rapport à l’ordre du quotidien. Et je me sens plus à même à prendre à bras le corps le quotidien que de m’en extraire pour créer une quintessence. Je suis fils de garagiste, ma mère travaillait avec mon père, l’un de mes grands-père était forgeron, l’autre paysan : ça détermine. Je suis à ma manière un artisan : je mets les mains dans la matière humaine, je regarde comment ça fonctionne. C’est ça qui m’intéresse. Je suis un artisan de l’éphémère. Etre artisan, c’est être plus dans le présent que dans une histoire, une projection d’avenir. Le théâtre est le support le plus juste au regard de la relation que j’ai avec l’existence. Chaque soir, au théâtre, tu nais, tu vis, tu meurs.
À TABLE !
GP : La cuisine, c’est aussi la table. Un objet qui nous relie. Une portion d’espace que l’on met en commun … Qu’est-ce qui rassemble et permet de réunir les spectateurs, les convives ?
SB : La table, c’est sans doute aussi l’accessoire que je préfère au théâtre. Le théâtre commence autour d’une table. Je rêve de faire un spectacle qui soit un banquet où les acteurs surgissent sur la table, au milieu des aliments presque. Ma compagnie s’appelle Tabula Rasa : c’est le plateau nu, la table. En 2001, j’ai adapté avec de jeunes comédiens du TNT la dernière oeuvre de Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain : l’histoire d’une famille qui se retrouve autour d’une table à l’occasion du retour de Louis, l’un des fils de la famille, qui annonce sa mort prochaine. J’avais choisi d’adapter cette pièce sous le nom de Tabula Rasa. Du point de vue scénographique, tout était organisé autour d’une table de 12 mètres sur 8, avec les spectateurs tout autour, pour qu’ils soient à table avec nous : comme s’ils étaient invités à la table autour de laquelle Louis annonce qu’il va mourrir. Et les comédiens jouaient sur et autour de la table, une table vide. La table, c’est ce qui nous rassemble. Le théâtre c’est ça : un objet qui rassemble. Mon rapport au théâtre commence par la table.
RÉSISTANCE
GP : … Et la table nous rassemble autour de quelque chose – des sensations, des émotions, des impressions – une sensualité pure, quelque chose qui ne sert à rien, ni à personne … comment qualifierais-tu cet espace-là, ce rassemblement-là et l’acte de cuisiner ?
SB : Cuisiner, c’est un acte de résistance à l’époque. Prendre ce temps-là dénote presque un acte politique. S’émerveiller, c’est résister. La cuisine est un acte d’émerveillement, et donc acte de résistance : comme le théâtre. Ce sont des actes qui nous arrêtent dans le mouvement du flux quotidien. La cuisine et le théâtre arrêtent le temps. Et tout d’un coup, ça devient politique, un art de vivre contre la banalisation de tout, la monotonie. En cuisinant, tu arrêtes tout et tu suspens : tu créés un espace de plaisir. Pour moi, la cuisine est un espace poétique. « La poésie est inutile comme la pluie », disait Octavio Paz. C’est très poétique d’aller dîner, ça fait partie des poésies de l’existence que tu peux amener dans ton réel. Je pense qu’il faut travailler l’intensité de chaque chose.
GP : Après la cuisine, il y a la dégustation : l’exercice d’une suspension, une concentration, en même temps un abandon à la sensualité pure, sur cette zone de contact entre soi et la chose, une pleine présence à la puissance esthétique, sensorielle des choses. Un plaisir organique … quelque chose qui a à voir avec le langage, sa sensualité. Pour aller jusqu’au bout de notre questionnement, est-ce qu’on ne mangerait pas un texte, sa consistance, comme un déguste un met ?
SB : Je suis un metteur en scène de textes. J’aime les mots. Les mots sont des plaisirs de la bouche. Ce qui me fascine le plus au théâtre, plus que la scénographie, c’est de voir un acteur dire un texte : la mastication des mots, le rapport extrêmement sensuel, physique, organique, à la langue. La parole, c’est du corps, c’est une activité de bouche, tout comme s’alimenter, déguster. La mâchoire, la bouche éveillent les sens. Je crois beaucoup à l’incarnation physique de la langue. Les acteurs qui mâchent les mots sont des acteurs qui aiment manger. Quand tu as un rapport faible à la parole, c’est aussi que tu ne manges pas, que tu n’es pas dans la sensualité. Les textes que je choisis, je les choisis pour leur matière ; une matière qui reste à transformer par l’acteur, à ingurgiter, pour sortir de l’extériorité.
I La cuisine et le théâtre sont des expériences synesthésiques.
UN DÎNER CHEZ SÉBASTIEN BOURNAC
« Par exemple un menu d’automne : en entrée je ferais bien un risotto de langoustines : j’aurais écrasé les carcasses pour réaliser un bouillon très savoureux, et j’aurais amené une note un peu thaï dans cette sauce-là. En plat, j’aurais préparé un sauté de contre-filet de boeuf minute accompagné de girolles, de poivrons rouges et de haricots plats, un peu de sauce soja, du gingembre … quelque chose d’assez frais, d’assez immédiat. Et en dessert, je préparerais bien la tarte au citron de ma grand-mère, ou bien une charlotte aux framboises et aux genièvres avec un caramel de chicorée : pour cette recette, je me suis inspiré d’un chef du nord de la France, et c’est l’un des rares dessert que j’ai reproduit plusieurs fois. »
NB : En collaboration avec l’exposition « Code Alimentation » du Quai des Savoirs, la Compagnie Tabula Rasa explore la cuisine d’un monde qui change à travers un choix de chroniques, menus récits et autres textes : l’art culinaire, la littérature et les préoccupations d’une alimentation du futur se croisent dans une lecture imaginée par Sébastien Bournac pour trois comédien.ne.s à partir du catalogue des éditions de l’épure. Une mise en lecture et en appétit qui dévoile de subtiles, drôles et émouvantes laissons entre mots et mets. —> RDV le Me. 26 février au Quai des Savoirs.