De « The Pleasure Garden » au « Rideau déchiré » en passant pas les fictions pour la télévision, une rétrospective des films d’Alfred Hitchcock est à l’affiche de la Cinémathèque française.
Avec une carrière s’étirant sur près de 60 ans et plus de 60 films, Alfred Hitchcock fut l’une des figures majeures du XXe siècle. Ses films ont propulsé l’art cinématographique dans une dimension nouvelle, grâce à la mise en scène comme au soin apporté à la manière de raconter une histoire. Extraordinaire artisan du cinéma, depuis le muet, il ne cessa jamais d’en repousser les frontières. «Si Hitchcock réussit si bien aujourd’hui son retour posthume, n’est-ce pas parce qu’il est, au sens fort, un cinéaste expérimental, à mi-chemin entre le cinéma muet (l’art du mime) et la télévision (et son babil) ? Le maître de tous ceux qui préfèrent explorer leur outil que délivrer un message ?»(1), écrivait le critique Serge Daney, en 1984. La Cinémathèque française consacre aujourd’hui une rétrospective au cinéaste britannique, qui outre les chefs-d’œuvre de la période américaine comprend à la fois ses films muets et ceux tournés pour la télévision entre 1955 et 1962 – la plupart dans le cadre des séries qu’il produisait, « Alfred Hitchcock présente » et « The Alfred Hitchcock Hour »
Hitchcock débute sa carrière dans l’Angleterre des années vingt, en signant notamment l’adaptation à l’écran de l’histoire de Jack l’éventreur (« The Lodger »), et « The Ring », une comédie dramatique opposant deux boxeurs se disputant la même femme – ce film a été retrouvé aux Puces de Toulouse, en 1952 par Raymond Borde : le fondateur de la Cinémathèque de Toulouse débutait alors une collection comptant aujourd’hui plus de 40 000 copies. Suivront « Chantage », thriller tourné simultanément en muet et parlant, puis « l’Homme qui en savait trop », premier d’une série de films d’espionnage – dont il signera une seconde version à Hollywood en 1956. C’est en 1940 qu’il entame sa période américaine avec le crypto lesbien « Rebecca », qui remporte l’Oscar du meilleur film.
La suite est une succession de chefs-d’œuvre où les femmes sont portraiturées avec une acuité redoutable sous les traits des stars de son époque : Tippi Hedren, Ingrid Bergman, Grace Kelly, Kim Novak. Il est le cinéaste de l’introspection féminine, celui qui dévoile leurs tourments sexuels, ou bien leur frigidité dans « Pas de printemps pour Marnie ». Hitchcock, c’est aussi une mécanique parfaitement huilée au service de l’intrigue. Maître du suspense, il n’a cessé de renouveler son art et d’en faire le terrain d’expérimentations audacieuses : l’unique (en apparence) plan-séquence se déroulant sur toute la durée de « la Corde », les soixante-dix-huit plans pour les quarante-cinq secondes de la scène de la douche dans « Psychose », le surréalisme de Salvador Dalí dans « la Maison du docteur Edwardes », etc.
Dans sa biographie du cinéaste, Patrick McGilligan écrit, à propos de la célèbre poursuite du héros par un avion volant au ras du sol dans « la Mort aux trousses » (1959): «La personnalité de Cary Grant est essentielle pour la séquence, mais l’effet général est entièrement une création d’Hitchcock : un mélange magistral de transparences et découvertes, de paysages vrais et faux, d’acteurs et de doublures. En extérieurs, l’avion volait en piqué vers Hitchcock, et la vedette du film courait pour le réalisateur – mais jamais dans le même plan. Et quand Grant se couche sur le sol – de toute sa longueur, ce qui ajoute à la beauté du plan –, c’est devant une transparence. Le tout fut assemblé en un montage exemplaire qui sera étudié et apprécié aussi longtemps que le cinéma existera. La séquence est une parfaite histoire courte hitchcockienne : presque aucun dialogue, seulement des bruits naturels, et aucune musique. Une des plus grandes illusions créées par Hitchcock, elle n’aurait pu être réalisée sans les longs préparatifs et le labeur acharné qui caractérisèrent toute la saga de « la Mort aux trousses ».»(2)
Patrick McGilligan raconte comment le cinéaste réussit à tourner une scène de baiser interminable dans « les Enchaînés » (1946), déjouant ainsi «les directives du Code Hays interdisant les “baisers excessifs, les étreintes lascives, les postures et gestes suggestifs”. Officieusement, les baisers à l’écran étaient limités à quelques secondes, mais dans cette scène des « Enchaînés », Cary Grant et Ingrid Bergman s’embrasseraient passionnément pendant beaucoup plus longtemps. Interrompus par la sonnerie du téléphone, ils resteraient étroitement enlacés en rentrant dans l’appartement pour y répondre. Quelques phrases du scénario furent modifiées pour satisfaire les censeurs, mais c’est la mise en scène et le travail de caméra qui se moquaient de ce code. Selon Bergman, les deux vedettes se sentaient mal à l’aise pendant le tournage de cette scène. Hitchcock la rassura : “Ne vous en faites pas, sur l’écran, ça sera très bien.” C’était si bien que les censeurs acceptèrent la scène. “Nous n’arrêtions pas de bouger et de parler, de sorte que les baisers étaient constamment interrompues”, explique Bergman. Pendant les années quarante, Hitchcock eut rarement la possibilité d’obtenir la distribution dont il avait rêvé, mais « les Enchaînés » est une splendide exception. Ingrid Bergman était devenue une amie intime du réalisateur, sa complice dans leur conspiration contre David O. Selznick et Hollywood. Bergman était lasse de jouer les saintes, et ici, elle avait l’occasion d’interpréter une soûlarde pleine de remord qui accepte de coucher avec le Diable pour apaiser sa conscience.» (2)
Infatigable provocateur, il testait directement auprès du public une inspiration personnelle dominée par la violence, le sexe, la culpabilité. Son sens inouï de la manipulation du spectateur atteint des sommets de virtuosité dans le regard du héros de « Fenêtre sur cour » (James Stewart) épiant de son appartement sa voisine: à l’image du personnage incarné par James Stewart, chaque spectateur du cinéma d’Hitchcock projette dans sa tête le film qu’il a envie de voir ! Pour Bernard Benoliel et Jean-François Rauger, programmateurs à la Cinémathèque française, si Hitchcock «a inventé une machine à effrayer, c’est parce qu’il est avant tout un artiste ayant vécu, décrit, critiqué, analysé le XXe siècle, perçu comme un âge de guerre et d’effroi. Le XXe siècle serait ainsi “hitchcockien”. Les totalitarismes ne constituent-ils pas la toile de fond de certains de ses films (« Sabotage », « Correspondant 17 », « Cinquième colonne », « Les Enchaînés », « Le Rideau déchiré », etc.) qui renvoient l’image d’un monde uniquement structuré par la peur ? Face à cette menace, Hitchcock en a démasqué une autre, celle de la misère du sujet démocratique, de l’homme ordinaire confronté à ses misérables pulsions (« Fenêtre sur cour », « Psychose » et l’ensemble de son œuvre télévisuelle). L’œuvre d’Hitchcock est une implacable mise à nu de l’individu réduit à ses seuls besoins et appétits.» (3)
Jérôme Gac
« Fenêtre sur cour » © Archives du 7e Art / AFP
(1) « Ciné journal » (Cahiers du cinéma, 1986)
(2) « Hitchcock: Une vie d’ombres et de lumière » (Actes Sud/Institut Lumière, 2018)
(3) cinematheque.fr
Jusqu’au 25 janvier, à la Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, Paris (XIIe).