En cette fin d’année 2019, la Maison Busquets célèbre son centième anniversaire. Au fil d’un siècle écoulé, l’histoire de cette épicerie fine que la famille Busquets se transmet de générations en générations témoigne de ce que le temps laisse ou emporte, à travers des êtres et des lieux.
Sa devanture et ses vitrines font depuis longtemps partie du décor. A l’angle de la rue de Rémusat et de la rue JF Kennedy, tout près de la place du Capitole, l’épicerie aux destinées de laquelle la famille Busquets préside depuis un siècle relève presque du patrimoine. Sa longévité, quand autour d’elle rien ne cesse de changer dans le paysage des pas-de-porte, des magasins et des marques, fait de celle-ci un point de repère, une lueur propre à flatter les tempéraments nostalgiques qui trouvent là une preuve rare de permanence. Une histoire aujourd’hui centenaire, au bout de laquelle la quatrième génération de Busquets, incarnée par Guillem, vient récemment d’endosser le tablier noir à l’effigie de l’enseigne patronyme pour prendre le relais et prolonger la belle aventure. Sous le regard de son père Philippe, de son oncle Jean-Louis, de sa grand-mère Marita, voici donc ce gamin qui n’a pas encore vingt ans mettre ses pas dans ceux de son arrière-grand-père Antoine, débarqué de Majorque dans les années 1910, arrivé en France à l’adolescence avec ses frères et sœurs, dans le tumulte et l’incertitude du lendemain.
Palace
« Quand il est arrivé à Toulouse, la boutique existait déjà. Elle était d’ailleurs tenue par un Majorquin. Antoine a commencé à y travailler, puis le propriétaire lui a proposé de racheter l’affaire. Petit à petit il a rassemblé la somme nécessaire et c’est en 1919 qu’il a fondé la maison » raconte son petit-fils Jean-Louis Busquets. L’épicerie ne vend alors que des fruits, dont la plupart sont des fruits exotiques d’importation qu’il faut aller chercher en cariole ou à dos de mule, sur le coup des trois heures du matin, place Arnaud-Bernard où se tenait le marché gare. Très vite, les origines majorquines d’Antoine lui permettent de faire venir les délicieuses oranges insulaires avec lesquelles il dresse de somptueux étals en pyramide sous les auvents toilés de l’épicerie. La Société des Grands Cafés de Toulouse, qui dirige plusieurs brasseries très en vue à l’époque (La Comédie, Le Conti, Le Sion), remarque ses talents et lui commande pour les besoins d’un palace des corbeilles de beaux fruits destinés à enjoliver les suites de l’établissement.
Ravi du travail réalisé, le directeur de l’hôtel confie alors à Antoine Busquets la charge d’acheter des vins prestigieux pour ses meilleurs clients. Cela tombe d’autant mieux, lui explique-t-on, que la vaste cave en sous-sol de l’épicerie pourra servir à stocker les dives bouteilles. Le sous-sol de l’enseigne est d’ailleurs une remise où l’on range et déplace une quantité colossale de denrées. « Il y avait des cageots plein le magasin, en haut, en bas, des fruits frais, des fruits secs. C’était un boulot de malade, d’autant qu’il tenait à ce que les fruits soient toujours à une maturité optimale. A la cave il avait même installé une mûrisserie de bananes, en plus des vins stockés pour l’hôtel » poursuit Jean-Louis. Les vins justement. Des crus bordelais exceptionnels pour la plupart, qui eux, font mûrir l’idée de diversifier les activités de l’épicerie. Quitte à en stocker, autant en vendre. Antoine Busquets devient dès lors épicier-caviste.
Mémoire du père
Passent les « Années Folles ». Rue de Rémusat, la famille Busquets s’agrandit. Dès le milieu des années 30, Joachim, qui n’est encore qu’un adolescent, commence à aider son père, au milieu d’autres employés qui s’affairent en tous sens pour accomplir les multiples tâches quotidiennes. De la victoire du Front Populaire jusqu’à la fin des années 60, l’histoire de la Maison Busquets s’écrit ainsi. En 1968, Antoine passe définitivement la main à Joachim. Ce dernier vient d’ailleurs d’épouser Marita, rencontrée à Majorque où la famille a conservé de solides attaches. Le couple donne naissance à Jean-Louis, puis à Philippe, tout en menant son commerce de main de maître. En 1978, l’opportunité de racheter le magasin attenant à l’épicerie voit le jour. L’affaire est tentante. Cela permettrait de tripler la surface de l’enseigne, et de s’étendre à l’angle de la rue de Rémusat. Joachim Busquets ne tergiverse pas longtemps et fait l’acquisition de la boutique mitoyenne. La maison connait alors de très belles heures. En ville, sa réputation en impose. Et pour cause. Corbeilles resplendissantes, vitrines tirées à quatre épingles : Marita s’applique à faire briller de mille feux le magasin. Aujourd’hui encore, la coquetterie des lieux porte sa marque. « Si notre mère n’avait pas été là, je me demande où nous serions » souffle d’ailleurs Jean-Louis Busquets, entré dans l’entreprise en 1981. Car si les affaires ont été prospères bien que parfois difficiles, le décès de Joachim en 1989 est un coup dur. Dans les années qui suivent, la fratrie se serre les coudes. Philippe, parti faire une école de musique à Los Angeles, revient en France pour rejoindre son frère.
Canons en cascade…
« Dès le départ, j’ai essayé de développer encore plus ce que nous avions déjà, c’est-à-dire une gamme de grand niveau sur les vins » confie-t-il. De l’héritage paternel, les frères Busquets ont en effet toujours gardé le souvenir d’un compagnonnage au long cours avec des vins fins. A la maison, les choses de la table n’étaient pas prises à la légère. La réactivation de cette mémoire sensorielle éclaire sans nul doute la passion très vite éprouvée par Philippe, pur autodidacte, pour les belles bouteilles et l’essence même du métier de caviste : sillonner les vignobles, partir à la rencontre des vignerons, découvrir, dénicher pour transmettre à son tour. Cette œuvre de défrichage, ces aventures sur les routes vineuses de France et d’ailleurs, Philippe les fait partager dès 1994 en s’installant place Victor Hugo, dans une seconde boutique estampillée Busquets, dédiée donc exclusivement aux vins et spiritueux.
Il travaille sans œillères, au mépris du boire-officiel et de ses conventions frileuses. A une époque où les vins du sud, et notamment du Languedoc-Roussillon, souffrent encore d’une réputation déplorable, des domaines tels Peyre Rose, Gauby, Clos Centeilles, Mas Jullien, Matassa ou encore Daumas-Gassac, font leur entrée dans son catalogue. Deux des meilleurs chefs toulousains de cette décennie-là, Gérard Garrigues et Dominique Toulousy, ne s’y trompent pas, et conçoivent régulièrement leurs cartes avec le concours de Philippe Busquets. Dix ans avant que l’on se mette à parler de « vins naturels », les jus ligériens de Thierry Puzelat, de Jo Landron et de Guy Bossard trouvent également leur place sur les rayons en bois de la petite boutique. Il n’y a pas que cela, certes, mais ces parti-pris sont novateurs. Pendant ce temps, la maison mère se consacre de plus en plus aux produits d’épicerie fine : conserveries (foies gras, cassoulets…), condiments, liqueurs, vieux alcools… Bon an mal an, et c’est toujours le cas actuellement, celle-ci propose entre 3000 et 4000 produits référencés. La vente de fruits frais, elle, cesse au tournant du XXIe siècle.
Les racines et les jours
Place Victor Hugo, Philippe fourmille toujours de projets. En 2003, le bouillonnant caviste traverse les halles pour ouvrir sur le trottoir d’en face un bar à vins : Les 20 Canons, dont la parenthèse se refermera en 2009. « C’était un lieu magique. On avait une sélection de 20 vins au verre, et une cuisine brute, sans concession. On a passé des moments extraordinaires » se souvient-il. Pour l’anecdote, s’active alors aux fourneaux des 20 Canons un autodidacte encore inconnu, Hamid Miss, qui volera bientôt de ses propres ailes pour fonder La Pente Douce, adresse majuscule du paysage gastronomique toulousain des années 2010. Après son départ, Philippe Busquets reprendra un temps la cuisine du bar à vins, honorant notamment le patrimoine majorquin et sa fameuse coca de trampó, pissaladière insulaire.
Majorque, l’île éternelle des racines familiales, c’est aussi par un détail tout sauf anodin que les Busquets en cultivent le lien indéfectible, avec ces sobressadas qui trônent au comptoir et que l’on remonte régulièrement de la grande cave où par dizaines elles sèchent, accrochées à de longs bâtons de bois. Dans quelques années, ce sera certainement à Guillem, entouré des fidèles employés de l’établissement, de faire vivre ce legs, de savoir aussi inscrire cette épicerie centenaire dans de nécessaires mutations, ainsi qu’en témoigne le travail qu’il effectue déjà sur les réseaux sociaux et prochainement sur un site marchand en ligne. Evoluer en essayant de prendre le meilleur, sans céder aux modes mais sans tourner non plus totalement le dos à son époque. Sans rompre le fil de la longue histoire de la Maison Busquets.
photos : Pierre Beteille / Culture 31
Maison Busquets
10 Rue de Rémusat et 21 Place Victor Hugo / Toulouse
Tel : 05 61 21 22 16 • Tel. : 05 61 21 46 22
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