Patrick Lafforgue, dirigeant de Pacfa, spécialisée dans la construction et l’immobilier d’entreprise et Thierry Racaud dirigeant de l’ESSP, spécialisée dans l’aéronautique et le spatial illustrent par leur parcours en mécénat culturel, les contraintes et les défis des entrepreneurs aujourd’hui pour soutenir la création artistique. Rencontre.
Regard franc et visage souriant, Patrick Lafforgue est un entrepreneur toulousain amoureux de sa ville, engagé depuis de nombreuses années en tant qu’ambassadeur, élu à la CCI comme auprès de son club Ambition Toulouse Métropole auprès duquel il ne lésine jamais, lorsqu’il s’agit de convaincre de la viabilité d’un projet artistique à soutenir.
Son histoire parle d’elle-même. « Pour fêter les 10 ans de Pacfa en 2012, je voulais réaliser une exposition et proposer une résidence d’artistes. Je me suis rapproché à l’époque de deux agences spécialisées dont l’agence de communication A la Une et Atout sens. Nous avons décidé d’exposer au MIN, le Marché d’intérêt national de Toulouse mais aussi un site industriel original. Il a mis à notre disposition un entrepôt frigorifique. D’abord il a fallu réaliser des travaux pour rendre l’endroit accessible au public, contraint à des normes sécuritaires. Puis on a travaillé auprès d’artistes des Beaux-arts de Toulouse et des Abattoirs qui nous prêtait des oeuvres. » Cette exposition d’envergure appelée « Matières grises » avait pour thématique l’architecture et la construction, l’ADN de Pacfa, et plusieurs artistes avaient pour mission de réaliser une oeuvre In situ parmi lesquels de très grands noms comme Gordon Matta Clark, Vincent Ganivet ou encore les Toulousains Jean-Marc Bustamante et Damien Aspe. Des écoles d’art sont venues, des associations d’enfants en situation de handicap, des visites gratuites ont été proposées par des médiateurs issus du centre d’art Lieu-commun.
D’une simple soirée anniversaire qui réunirait les clients du Groupe, l’idée de Patrick Lafforgue a transformé l’exposition en un événement culturel fédérateur. Matières grises attirait 200 personnes le soir du vernissage et durant 2 mois restait ouverte au public ou plutôt aux salariés du MIN qui n’en revenaient pas. « Un lien très intéressant s’est créé avec les ouvriers du bâtiment qui avaient contribué à la mise en place de l’exposition. En voyant les oeuvres arriver, les gens prenaient l’air amusé, un peu goguenard. Imaginez une bétonnière rouillée de laquelle débordait des bijoux ! Si on ne leur avait pas dit qu’il s’agissait d’une oeuvre, la bétonnière aurait sans doute été condamnée. Ils sont passés progressivement de l’incompréhension à la curiosité. Ce n’était pas leur culture et pourtant au bout de quelque temps, ils sont revenus en famille pour visiter l’exposition sur leur lieu de travail. » Matières grises avait suscité un sentiment d’appartenance auprès des salariés du MIN.
Les résidences d’artistes : une décision personnelle du dirigeant
A la suite de cette expérience, Patrick Lafforgue décide de réfléchir à sa propre communication interne et à la manière de développer l’art auprès des entreprises. En 2015, aidé du Lieu-commun et de l’artiste Damien Aspe; Patrick Lafforgue se met en tête de mettre en place la première édition du Grand Prix Occitanie d’art contemporain. Il donnera lieu à une exposition itinérante présentée en 2017, mettant en lumière les travaux de Pauline Zenk, Pierre Clément et Nicolas Daubanes, choisis par un jury composé de Nicolas Bourriaud et Christian Bernard.
« J’ai été interpellé par chacun des trois artistes sélectionnés. Nicolas Daubanes présentait un travail en lien avec l’univers carcéral, issu de résidences immersives dans les maisons d’arrêt, depuis plus de 10 ans –
Il avait reproduit sur le mur la Prison Saint-Michel en limaille de fer. L’oeuvre s’autodétruisait avec le temps et l’on distinguait des bouts de fer tombant déjà sur le sol. L’idée d’un travail éphémère m’intéresse, à la fois dans son rapport au temps, à la technique et à la démarche artistique de l’artiste. Si personne ne nous avait expliqué leur cheminement, nous aurions continué à nous interroger sur la raison d’être de l’art contemporain. »
Fort de cette réussite, Patrick Lafforgue se lance dans une nouvelle édition en 2017, en proposant aux artistes sélectionnés de créer leur oeuvre en lien avec l’entreprise qui les accueillerait.
Le projet de résidence du dirigeant allait prendre forme. « Il nous fallait des entreprises de production inspirantes artistiquement, vis à vis de la matière première avec laquelle les artistes peuvent travailler. »
En charge de la Commission Culture du Club ATM, le dirigeant vante les mérites d’un projet qui favorise le lien social et la capacité pour les salariés de « s’approprier » l’oeuvre. Mais lorsqu’il est question de savoir qui des entreprises pourraient recevoir ces artistes en résidence, les frais d’organisation et le budget dédié à l’artiste font barrage. « La vocation d’ATM n’est pas de financer des événements. L’association intervient principalement sur l’intégration des travailleurs handicapés dans le cadre d’une politique RSE, où chaque entreprise a des obligations légales passée le cap des 50 salariés, mais peu d’entre elles disposent ou mettent en place un budget artistique qui rognerait sur celui de la communication. » Faute de dirigeants engagés sur le projet, cette seconde édition ne verra jamais le jour et Patrick Lafforgue de faire part de sa déception : « Je peux comprendre pourquoi certains se montrent réticents face au mécénat. La notion d’argent diffère selon les gens. Intégrer le mécénat culturel dans sa stratégie d’entreprise naît avant tout d’une satisfaction personnelle. Et moi-même qui suis collectionneur (et peintre amateur ndlr), je donne beaucoup plus de temps au Stade toulousain et au handicap. »
Les sites industriels : nouvel enjeu artistique
Patrick Lafforgue s’appuie aujourd’hui sur un collectif d’artistes plasticiens, photographes, sculpteurs et peintres locaux tels que Privé, Rayou, Sanchez, Pesqué, Pradel… Il co-organise l’exposition FACTO en 2018, grâce à Hubert et Dominique Faure au Domaine de Montjoie. « Pas de créations in situ, les artistes apportent leurs oeuvres, les montent sur place et les vendent. »
Facto est une installation plus qu’une exposition. Comme le rappelle le collectif dans son catalogue : « Les oeuvres font sens et leur association dans l’espace fait oeuvre (…) entre l’art dit néoclassique et l’art dit contemporain ». Patrick Lafforgue précise que selon lui, « les artistes contemporains ne sont pas l’art contemporain qui correspond à une définition plus conceptuelle. La démarche compte autant que le médium. »
De ce parcours artistique initié par le dirigeant qui voulait insérer l’art en entreprise demeure l’épineuse question du don financier propre au mécénat culturel. Plus encore à la rémunération des artistes dont les projets parfois financés ne suffisent pas à solutionner le sujet de leur rémunération.
La question de budgétiser une opération culturelle en entreprise par le mécénat, pour engager les collaborateurs et favoriser le processus de création est un enjeu crucial pour l’avenir de la profession artistique dans son ensemble.
Pour produire, l’artiste tend aujourd’hui à être en prise avec le réel et à se confronter à des questions sociétales, en lien avec son environnement. « Le secteur industriel me semble être le plus favorable pour permettre aux artistes de développer leur démarche dans un processus de résidence » concède Patrick Lafforgue. « Le problème reste la sécurité des sites qui exigent, selon les activités, de passer par une chaîne de décisions trop importante. Permettre à un artiste de travailler sur des sujets en lien avec l’aérospatial produirait des oeuvres particulièrement intéressantes. En soi, on pourrait réussir à placer des artistes sur des sites industriels qui travailleraient in situ, au contact des salariés pendant une semaine ou un mois et qui non seulement réfléchiraient sur leur processus de création mais apporteraient aussi des réponses en matière de recyclage, de gestion des déchets concernant les matériaux qu’ils utilisent, etc. »
Des PME en quête de sens
Certaines entreprises régionales ont bien compris l’intérêt du mécénat en tant que modèle inclusif et vecteur de lien social. La PME toulousaine ESSP (European Satellite Services Provider) – opératrice d’un système spatial pour l’aviation dirigée par Thierry Racaud travaille sur un site industriel dont le bâtiment regroupe exclusivement des entreprises du secteur aéronautique et spatial.
Du nom de l’astéroïde d’où vient Le Petit Prince écrit par Antoine de St Exupéry, ce site industriel atypique est selon les dires de Thierry Racaud « une planète idéale ».
« Nous avons emménagé au B612 en 2017. Pour nos dix ans cette année, dit-il, nous voulions nous démarquer de nos voisins et bien sûr des poids lourds du secteur aéronautique que sont Airbus ou Thales. Je souhaitais offrir un événement inter-entreprises qui sorte de l’ordinaire et apporte de la couleur et de la chaleur à ce bâtiment un peu froid quoique très agréable à vivre. On a fait appel à deux street artistes, Trom et Kali, pour leur permettre de travailler en immersion plusieurs week-end d’affilée, en vue de peindre des fresques directement à la bombe, sur le thème de l’aéronautique, de l’espace, et du positionnement par satellite. Réalisées in situ, elles étaient accompagnées d’une série de tableaux peints par les mêmes artistes. »
Les oeuvres ont été dévoilées aux salariés comme aux clients le soir de l’inauguration des dix ans, en mai 2019. Cette co-construction artistique entre l’association dédiée aux cultures urbaines Cisart et l’ESSP a mis en lumière une pratique de mécénat culturel peu évoquée encore au sein des PME qui toutes, sont en quête de sens. D’abord parce que cette initiative a là aussi été portée par le dirigeant. Si Thierry Racaud a gardé le secret jusqu’au bout en n’impliquant pas ses salariés au départ de l’action, il a tout de même acheté ces oeuvres, qui resteront donc 5 ans dans les locaux de l’entreprise, accessibles au public, aux salariés, comme aux clients. Et le PDG d’ajouter : « Les collaborateurs ont vu petit à petit les oeuvres prendre forme sur les murs, mais au moment de l’inauguration, ils ont été agréablement surpris, à la fois par le résultat final des fresques réalisées à la bombe et à la fois parce qu’elles faisaient sens avec leur métier. Cela a suscité chez eux une fierté d’appartenance. Pour moi, c’était aussi l’occasion de me démarquer. Les entreprises voisines sont même venues nous voir ! »
Contrainte à des normes sécuritaires lourdes, l’ESSP n’en reste pas moins une entreprise très engagée au plan sociétal, dotée d’une politique RSE forte qui lui permet de fédérer ses collaborateurs sur des actions de mécénat auprès des services RH. « Outre l’achat d’oeuvres d’art, nous nous investissons pour l’écologie avec une politique forte de gestion des déchets, nous avons remplacé le plastique, mais nous nous engageons aussi auprès d’associations comme Nos quartiers ont du talent, qui impliquent une quinzaine de salariés parrains de jeunes en difficulté. Nous réalisons aussi des actions dans l’humanitaire avec l’ONG Planète Urgence, qui oeuvre à l’autonomie des populations et à la protection de leur environnement par le volontariat et la reforestation.
Ainsi l’ESSP pratique le mécénat culturel mais également le mécénat de compétences et le mécénat environnemental comme outil stratégique dans le cadre de sa politique RSE.
Par leur sens de l’engagement et leurs actions, ces PME toulousaines démontrent que le mécénat d’entreprise est bien un levier d’innovation sociale et un outil de communication interne.
Un changement stratégique s’invite à la table des dirigeants. Preuve que l’art en entreprise n’a pas dit son dernier mot.