Frederick Wiseman nous avait laissés en 2017 au cœur de cette utopie concrète qu’est Ex Libris : The New York Public Library, une Amérique ouverte aux autres, et déclarait : « Ce film représente tout ce que Trump déteste : le besoin d’éducation scientifique, culturelle et civique pour toutes les populations, au-delà des considérations liées aux origines et aux classes sociales. » [1]. Son nouvel opus Monrovia, Indiana, du nom de la ville où il se déroule, représente quant à lui l’incarnation de l’Amérique selon son Président : blanche, croyante, refermée sur elle-même.
Frederick Wiseman explique la genèse de son sujet :
J’ai pensé qu’un film sur une petite communauté du Midwest aurait toute sa place dans la série de documentaires que j’ai déjà réalisés sur le mode de vie américain contemporain. La ville de Monrovia, dans l’Indiana, m’a paru être un bon choix, pour sa taille (1 400 habitants), son emplacement (je n’ai jamais tourné dans le Midwest rural) et l’intérêt des habitants pour la religion et l’agriculture. On parle beaucoup de la vie dans les grandes villes de la côte Est et de la côte Ouest. Ce qui m’intéressait, c’était de découvrir la vie des petites villes américaines et de partager mon point de vue avec les spectateurs. [2]
Loin des institutions, ou d’un prestigieux lieu public, c’est bien une petite ville rurale, où les caméras n’ont pas l’habitude de se poser, qui est à l’honneur. L’Indiana est un état majoritairement républicain (gouverneur et sénateurs) qui a fait un triomphe à Trump lors de la dernière élection présidentielle, comme les états qui l’entourent. A Monrovia, 76% de votants lui sont favorables [2]. Avant de rencontrer ses habitants, le ciel, les nuages, l’herbe et le vent nous accueillent. Fidèle à son habitude, l’habile construction au montage, aidée par un précieux travail du son, nous révèle ce nouvel espace. Pas question cependant de s’immiscer chez eux, les liens qui unissent les Monroviens sont palpables dans leur quotidien : la fierté d’appartenir à cette communauté qui semble se suffire à elle-même.
Si l’adhésion à Trump a donc été majoritaire ici, il peut être surprenant de constater que jamais la politique nationale n’est abordée, et à plus forte raison internationale. Si à chaque plan – les champs, les routes, les façades des maisons, les boutiques, les fêtes, les églises, les vêtements, les bikers, les kermesses, les foires, les chorales, la fanfare qui interprète le générique des Simpsons ou de La Panthère rose, l’omniprésence des drapeaux américains, enchères de matériel agricole -, il ne fait aucun doute que nous sommes aux États-Unis (c’était aussi le cas dans 66 Scenes from America de Jørgen Leth, dans un autre style), toutes les conversations et les occupations restent ou ramènent à un niveau local et à la tradition. En évoquant l’histoire de la ville à ses élèves, un enseignant rappelle que les trois basketteurs universitaires Ward « Piggy » Lambert, John Wooden et Branch McCraken – et trois des plus grands coaches de la première moitié du XXe siècle -, viennent de Monrovia. Pour le football, la coutume de l’entraînement de minuit doit perdurer. De même, nous pouvons suivre, lors de différents plans discontinus qui ponctuent le film, les activités agroalimentaires : la culture du maïs (la préparation du sol, sa croissance, la récolte) et l’élevage des animaux jusqu’à leurs transformations, avant qu’ils soient achetés en supermarché et mangés en nourriture traditionnelle du Midwest, en burgers dans les diners ou durant des barbecues. A cette consommation de la production locale, favorisant l’idée d’une agglomération autonome, se rajoute le constat du non-besoin de s’ouvrir au monde, comme les discussions où plusieurs témoignent n’être jamais allés à Chicago ou à Indianapolis, la capitale de l’état, pourtant à une trentaine de minutes en voiture. « L’ailleurs » n’est pas un autre pays, ni un autre état, juste une autre ville.
Dans ce fonctionnement immuable, tout changement suscite naturellement méfiance, crainte ou rejet. La décision d’offrir un banc public devant la bibliothèque par le LionClub engage des échanges certes courtois, mais longs et solennels, comme si l’avenir de Monrovia se jouait irrémédiablement. Ceux du conseil municipal face à l’accueil putatif d’une nouvelle entreprise, qui entraînerait la création d’une nouvelle bretelle, mais verrait une hausse de la population avec l’expansion de Homestead suivent les mêmes préceptes. La diplomatie règne toujours. Là où, en France, le ton monterait, ainsi que l’énervement, l’intervention d’un habitant qui pensait habiter près d’une borne incendie pour les pompiers tient davantage d’un dialogue régi par le non-sens tel que les Monty Pythons auraient pu l’écrire.
Autre idée chère à Trump : Dieu. Il est partout. Vraiment partout je veux dire. Frederick Wiseman a pu filmer les cérémonies religieuses : le mariage de Natalie et Cameron avec ses « deux croix et trois chevilles » nécessaires à l’union, et l’enterrement de Shirley, 74 ans, où l’orateur entremêle anecdotes sur la défunte et d’autres disparus, soulignées de citations de l’ancien Testament ou de textes néobibliques dans une rhétorique parfaite, apaisant la douleur de cette épreuve, tout en maintenant la population dans un carcan pour éviter que les brebis ne s’égarent sur d’autres sentiers de perdition. Argument de vente des produits phytosanitaires puisque « Dieu a mis les plantes sur Terre pour qu’on se soigne », Dieu est aussi celui qui « guide leur travail » lors de la cérémonie qui consacre par une médaille d’Or les 50 ans de service d’un franc-maçon. Rien d’étonnant de voir dans la boutique du tatoueur un tatouage du psaume de David. Dieu est partout.
Personne ne semble se plaindre de ce fonctionnement quasiment autarcique. Si des gros plans furtifs et malicieux pointent les bâillements durant l’éloge funéraire, les somnolences aux enchères, le manque d’attention en classe, chacun reste sagement assis. Les problèmes habituellement rencontrés dans les autres villes ne sont à aucun moment évoqués. La sulfateuse qui se déplie avant de pulvériser son produit rappelle pourtant l’épandage du documentaire Le Grain et l’ivraie de Fernando Solanas actuellement en salles, alors que la scène à l’armurerie qui banalise le fait de choisir son ou ses armes à feu fait forcément écho aux tueries, telle celle de Columbine il y a maintenant 20 ans. Aucune contestation contre ces deux aspects que d’autres Américains fustigent. Cette unanimité renforce l’idée d’union autour des valeurs communes entre les habitants. Et si les armes et la protection de l’environnement ne sont pas problématiques, les discussions dans les diners se concentrent sur leur quotidien, la disparition d’un proche ou d’un habitant dont la famille est – forcément – connue, leurs préoccupations plus intimes où chacun partage son expérience pour aider son voisin. Cette solidarité et cette proximité, qui manquent cruellement dans certaines villes est touchante et apaisante.
Sans adhérer aux idéologies développées par Trump, il serait dommage de faire l’amalgame avec ses électeurs et se priver de lier connaissance avec eux. Frederick Wiseman montre des gens attachants, même si leur vision est à l’opposé de la nôtre (de la mienne en tout cas). Il est toujours curieux et intéressant d’aller à la rencontre des personnes vivant en marge mais dont l’humanité, la foi, la joie de vivre, quel que soit leur âge, font que le monde est beau tant il est pluriel. Toute la mythologie américaine au scalpel-caméra de Frederick Wiseman, grand poète qui sublime la quintessence de l’humanité.
[1] Frederick Wiseman à l’écoute est le premier titre de la nouvelle collection « Face B » de l’éditeur Playlist Society. Il se compose d’un essai de Laura Fredducci, ainsi que d’entretiens par Quentin Mével et Séverine Rocaboy où le réalisateur se confie sur Titicut Follies, High School, Hospital, Ex Libris : The New York Public Library. Un ouvrage parfait pour plonger dans l’univers du cinéaste, que vous soyez néophytes ou bien connaisseurs.