Le jeune homme regarde droit devant, il fait face à sa vie, à ses choix, à son destin. Il tourne le dos à une croix difficile à distinguer parmi quelques vitraux. Le garçon est un peu en retrait par rapport à ses parents qui sont devant lui mais de biais, dos à lui, tête baissée, comme assommés et impuissants. Ils sont dans le flou, la focale se fixe sur le fils. L’affiche de Boy Erased illustre parfaitement les enjeux de cette histoire qu’a vécue et racontée Garrard Conley dans son autobiographie.
Jared, tout juste majeur, quitte la maison en compagnie de sa mère. Destination inconnue. Le plan s’arrête sur la plaque d’immatriculation de la voiture : « L’Arkansas, l’État des possibles. » Mais quels possibles ? Ils arrivent dans un centre dont il est difficile de saisir encore l’esprit et l’objectif mais il tranche de suite avec son nom : Love in Action. Sa mère est de suite écartée et Jared est privé de ses effets personnels comme s’il pénétrait dans une prison. Très vite, il paraît évident que le but de cet établissement est de l’encadrer et le surveiller à outrance. À peine arrivés ici, les pensionnaires sont soumis à un questionnaire visant à dresser une cartographie des déviances de leur famille. Parmi celles-ci, alcool et drogues y côtoient l’homosexualité. Puis petit à petit, des fenêtres du proche passé de Jared s’ouvrent à sa conscience et nous permettent de comprendre les raisons de son séjour.
Ayant avoué son homosexualité à ses parents, son père, pasteur baptiste ultraconservateur, aidé dans sa décision par d’autres pasteurs, décide de l’envoyer dans un centre pratiquant une thérapie de conversion censé le guérir de ses penchants. Passé le temps des premiers encadrements et enseignements qui font loi dans l’établissement, viendra le temps des humiliations. Victor Sykes, le maître du lieu, improvisé psychologue, joué par le réalisateur lui-même (Joel Edgerton) exerce sur ses « patients » un pouvoir et une pression sans répit. L’heure viendra d’une prise de conscience pour Jared, au moment d’une confession morale associée à un simulacre de tribunal familial censé libéré le malade de sa colère, soi-disant source de ses déviances sexuelles. Toute emprise psychologique est permise pour permettre de conduire les « patients » sur le droit chemin.
Pour Fabrice Bourlez, psychologue et secrétaire de l’association de psychologues gay friendly PsyGay, les gens qui organisent ces thérapies de conversion « sont tout sauf des psy ; ce sont des moralisateurs. Ce ne sont pas des soins, mais du dressage. La normalité sexuelle, ça n’existe pas. Le travail thérapeutique consiste à aider une personne à accepter ce qu’elle est. » Quant à lui, Frédéric Gal, directeur général du Refuge(1), estime que « toutes les pratiques visant à changer l’orientation sexuelle ne doivent pas exister. (…) Ces thérapies partent du principe que c’est un choix, alors que c’est totalement faux. Cela fait beaucoup plus de mal, car cela pose la personne en victime. »
Alors que l’Organisation mondiale de la santé a supprimé en 1992 l’orientation sexuelle de la liste des pathologies mentales, plus d’une trentaine d’États américains sur 50 ne disposent toujours pas de lois interdisant les thérapies de conversion. Et 700 000 personnes ont déjà souffert de ces formations dont le but est d’effacer (to erase en anglais) leur identité sexuelle. En France, comme dans d’autres pays européens, il est difficile de les quantifier du fait de leur clandestinité. « Elles officient dans le plus grand secret, sans que les autorités ne parviennent à les contrôler » explique l’association Psygay. Une proposition de loi est à l’étude sur le sujet, qui pourrait se calquer sur la législation en vigueur à Malte.
Et comme si ces combats-là ne suffisaient pas, le film lui-même doit composer avec les exigences abusives des distributeurs. Alors qu’il est visible pour tous publics en France, dans d’autres pays l’âge légal est fixé à 12 ou 15 ans. Il faut, aux États-Unis, avoir au moins 17 ans ou être accompagné d’un adulte pour le voir. Le Brésil du très conservateur et homophobe Jair Bolsonaro, n’aura pas la chance de le voir. Universal a en effet refusé de le distribuer dans ce pays, officiellement en raison d’une campagne publicitaire jugée trop coûteuse. Au grand désespoir de la communauté brésilienne LGBT, qui y voit comme un recul politique face à un président qui tolère des pratiques pourtant condamnées depuis 1999 par le Brazil’s Federal Council of Psychology, interdisant pour sa part toute thérapie visant « à soigner » l’homosexualité.
En relisant les Considérations inactuelles de Nietzsche, j’y ai trouvé ce passage qui éclaire l’enjeu et le dénouement de ce combat et décrit à merveille le montage à la fois rétrospectif et introspectif du film. « Mais comment nous retrouver nous-mêmes ? Comment l’homme peut-il se connaître ? […] Que la jeune âme se retourne vers sa vie intérieure et se demande : “Qu’as-tu vraiment aimé jusqu’à ce jour, quelles choses t’ont attirée, par quoi t’es-tu sentie dominée et tout à la fois comblée ? Fais repasser sous tes yeux la série entière de ces objets vénérés et peut-être te livreront-ils, par leur nature et leur succession, une loi, la loi fondamentale de ton vrai moi. […] Tes vrais éducateurs, ceux qui te formeront, te trahiront ce qui est vraiment le sens originel et la substance fondamentale de ton essence, ce qui résiste absolument à toute éducation et à toute formation, quelque chose en tout cas d’accès difficile, comme un faisceau lié et rigide : tes éducateurs ne peuvent être autre chose que tes libérateurs.” »
Alors que ses tenues vestimentaires et ses faux ongles trahissent plutôt une femme superficielle et attachée à son apparence, alors qu’elle paraissait effacée et soumise à son mari, dévote dictant dans l’ombre de la religion ses doux principes et brimant son fils en lui interdisant par exemple de laisser glisser sa main dans le vent, à travers la vitre de la voiture, c’est pourtant elle, la mère de Jared, qui reprendra le rôle d’éducatrice-libératrice par un renversement qui donne à son personnage une richesse et une émouvante fragilité.
L’histoire se termine sur les premiers jalons d’indépendance que posent Jared mais elle ouvre aussi un autre chapitre : le devenir des relations conflictuelles avec les parents et plus précisément ici, la souffrance et le combat d’un père aimant son fils et englué dans une foi qui le cloisonne. Cette autre problématique brise tout manichéisme. Toute la force de ce film réside dans ses questionnements autant que ses dénonciations. Dans l’exploration des nuances de la psychologie familiale qui cherche ses fondements, sa propre normalité, sa voie parmi ses failles.
(1) Association nationale Le Refuge qui prévient l’isolement et le suicide des jeunes LGBT.