En 1977, Giorgio Moroder, compositeur italien et producteur disco résidant en Allemagne, est en pleine quête métaphysique :
« Je voulais créer le son du futur. Comment sonnera une chanson dans dix ans ? J’ai fait des recherches, exploré la musique concrète et n’ai rien trouvé. »
« Puis j’ai écouté une scène de Star Wars, celle avec les musiciens dans la cantina, et j’ai pensé : « Ce n’est pas ça, la chanson du futur ». Alors je me suis dit que l’unique façon de la créer était de n’utiliser exclusivement que des synthétiseurs. »
C’est une intuition à contre-courant des productions en vigueur. Jusqu’en 1977, le disco ressemble à Chic ou Earth, Wind & Fire : des groupes, des chœurs, des instruments acoustiques.
Giorgio Moroder, accompagné du producteur anglais Pete Bellotte et de l’ingénieur du son Robbie Wedel, entame un travail d’apprenti-sorcier. Il choisit d’utiliser le Modular, un synthétiseur modulaire permettant un traitement extensif du son :
« Robby était capable de me sortir exactement le son que je voulais. A l’époque, tu avais besoin d’au moins douze connexions entre les oscillateurs, et il fallait au moins une demie heure pour stabiliser chaque son. Je voulais un son de charleston, du coup on a créé du bruit blanc et coupé certaines fréquences, puis on s’est occupé de la caisse claire et d’autres percussions. Tout était du Moog* -sauf la grosse caisse ».
Moroder compose un instrumental parsemé de secousses soutenues par une ligne de basse. Avec Bellotte, ils choisissent d’en faire le mixage à New York. C’est à cet endroit que le destin s’accomplit. Accidentellement, l’ingénieur du son applique le filtre Delay au lieu de Reverb à la basse, ce qui a pour effet de doubler sa vitesse de pulsation.
Le son énorme, quasi percussif qui en résulte, est une révélation pour l’Italien. Il deviendra sa marque de fabrique, la Moroder Bassline. La chanson toute entière redéfinira le disco et s’inscrira en jalon fondateur de la dance music électronique.
En 1977, c’est encore une maquette instrumentale, confiée à Donna Summer avec qui les deux co-producteurs finalisent un album concept : I Remember Yesterday.
Chanteuse américaine formée au gospel, Summer a fait carrière en Allemagne, où elle a joué dans diverses comédies musicales. C’est en travaillant comme choriste qu’elle a rencontré Moroder et Bellotte, qui ont décelé en elle une diva dans le meilleur sens du terme. En 1975, le trio à déjà sorti un premier essai concluant, Love To Love You Baby, succès de club banni des ondes pour gémissements suggestifs.
Donna Summer écrit les paroles de ce qui devient I Feel Love. Elle enregistre les voix en une seule session. La chanson est placée en fin d’album -afin de transporter l’auditeur vers le futur. Pete Bellotte se souvient : « Nous n’avons jamais pensé que ce serait un titre phare, on pensait que c’était une partie d’un bon album. »
L’album est envoyé à Neil Bogart, fondateur de Casablanca Records, qui les rappelle dans la foulée : « Le premier single sera « I feel Love ».
Tube immédiat, I Feel Love occupe une place très rares dans l’histoire de la musique, à laquelle peu d’œuvres peuvent prétendre. Celle d’être à la fois ultra populaire et infiniment pointue, novatrice mais immédiatement jubilatoire. Elle est l’une de ces chansons de trois minutes qui ont initié des courants musicaux entiers en ne posant qu’une seule question : « Comment est-il possible que personne n’y ait pensé avant ? ».
Les plus grands ne s’y tromperont pas. A sa sortie, Brian Eno, en plein enregistrement de la Trilogie Berlinoise avec David Bowie, dira à ce dernier : « C’est ça. Ne cherche pas plus loin. Ce single va changer la face de la musique club pour les quinze prochaines années ».
Son intuition sera surpassée. Trente-six ans plus tard, les Daft Punk offriront à Moroder un titre hommage de neuf minutes, Giorgio by Moroder, au long duquel, sur le principe du monologue, le pionner raconte sa vie .
Toujours tendu vers le futur, Moroder dira : « C’est la première fois à ma connaissance qu’on fait une chanson avec une biographie. Cela dit, ça m’arrange pas mal : grâce à cette chanson, tout est dit. Je n’aurai pas à écrire mes mémoires ».
Eva Kristina Mindszenti
* Moog : Société américaine qui produisait le Modular et divers instruments de musique électronique, du nom de son fondateur, l’inventeur Robert Moog.
Donna Summer – I Feel Love
.
Donna Summer – Love To Love You Baby
.
Daft Punk – Giorgio by Moroder
.
Parce que rien n’éclaire mieux nos vies que leurs bandes-sons, Culture 31 s’intéresse aux chansons qui ont marqué l’Histoire, la grande comme la petite.
Chapitre I : Gloomy Sunday (Szomorú Vasárnap) le chef-d’œuvre tragique de Rezső Seress
Chapitre II : My Way de Frank Sinatra
Chapitre III : Good Vibrations – The Beach Boys
Chapitre IV : I wanna be your man – The Rolling Stones / The Beatles
Chapitre V : Mission : Impossible par Lalo Schifrin