Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
L’autre soir, à 19h30, un message sur mon téléphone portable. Il s’agissait du restaurant dans lequel j’avais réservé la veille à quatorze heures pour y dîner le lendemain à 20h30. Une voix féminine me demandait de rappeler l’établissement afin de confirmer ma réservation. Je me suis exécuté de mauvaise grâce de crainte qu’une absence de confirmation une heure avant le dîner puisse avoir valeur d’annulation tacite. J’espère toutefois que « l’appel de confirmation » ne va pas devenir une nouvelle mode. Jusque-là, ce procédé était confiné à des restaurants très convoités où les réservations se font plusieurs semaines ou mois avant – ce qui n’était pas le cas de notre estaminet. Ce soir-là, j’aurais dû rappeler le restaurant à 20 heures pour confirmer à nouveau ma présence, puis une dernière fois à 20h25 pour les rassurer définitivement, mais je n’arrive pas à retourner contre les fâcheux leurs mauvaises manières.
Au final, c’était plutôt bon, mais un peu morne, avec des accompagnements rebattus (ah la mousseline de panais…) et un cadre tristounet plongé dans la pénombre. L’obséquiosité du service, dispensable dans ce type d’endroit, n’empêcha pas une erreur dans les commandes des entrées. Quant aux toilettes, nous ne pensions pas qu’il en existait encore de ce genre, proche de l’insalubrité, dans les restaurants du centre ville. Bref, une mauvaise pioche.
En revanche, la veille, chez Solides, mazette, cela fusait. Zim ! Zoum ! Les assiettes repartaient nettoyées. C’était précis, goûteux, audacieux. Simon Carlier et son équipe nous ont fait oublier que nous étions un lundi soir et que nous devions nous lever tôt le lendemain. Un bon repas, comme un bon livre ou un bon film, nous fait oublier le temps et les rappels à l’ordre du quotidien.
Solides a dignement succédé à La Rôtisserie des Carmes d’Alain Chabrier, l’un des restaurants toulousains dont je suis le plus nostalgique avec Chez Navarre quand il était tenu par Jérôme Navarre et Le Mauzac de Jean-Michel Delhoume. Au Mauzac, j’ai appris à aimer les huitres (accompagnées de pied de porc) et l’on pouvait y boire à moins de dix euros des vins du Domaine de Peyra – domaine qui a disparu à son tour. Pour ne rien gâcher, Jean-Michel Delhoume ressemblait de manière troublante à Draža Mihailović qui fonda dans la Yougoslavie occupée le premier mouvement en Europe de résistance armée au nazisme. Au Mauzac, on ne se haussait pas du col, le patron ne se prenait pas pour un artiste. Chez lui, il n’y avait pas de fleurs dans les plats ni de ces « légumes oubliés » qui sont sur presque toutes les tables depuis quelques années et qui auraient souvent gagné à rester oubliés.
Aujourd’hui, on ne parle plus de plats, mais de « moments », les menus ressemblent à des génériques de films, les noms des fournisseurs s’étalent. Le culte du « produit » et du « petit producteur » a viré au culte de la personnalité et au name-dropping. Il y a le beurre de la maison Trucmuche, la viande de Tartempion ou de Tintin, les légumes de Madame de Trifouilly-les-Oies, les jambons de Tartarin de Tarascon, le saumon mariné du capitaine Haddock, la mozzarella di buffala de Don Corleone… Bientôt, on aura même le nom du plombier ou du vitrier de l’établissement. La province copie les modes parisiennes avec retard, ce qui rend la chose encore plus pathétique. Des pâtisseries ou des boucheries prennent l’allure chic, le sérieux et la morgue de galeries d’art. Gâteaux et morceaux de barbaque sont exposés sous verre comme s’il s’agissait d’œuvres ou d’installations. On se sent presque obligé de les contempler silencieusement en hochant gravement la tête. « On peut quand même les manger ? », a-t-on envie de demander. Personne n’ose éclater de rire. Des restaurants se font appeler « Ateliers » ou « Laboratoires ». Et la viande maturée… Un mois ! Trois mois ! Six mois ! Millésimée ! Cryogénisée ! Et la mode du menu unique… Pour quelques chefs qui s’emparent de l’exercice avec brio, combien de paresseux et de comptables les yeux rivés sur la gestion des stocks ? Il faut dire un mot sur les clients. Comment faisaient-ils naguère pour manger sans photographier leurs plats ? Et leurs commentaires sur Internet… N’importe quel bouffeur de surgelé se prend pour un critique gastronomique. Des pique-assiettes se font inviter dans les restaurants pour ensuite diffuser un publi-reportage sur leur blog.
Cependant, la simplicité et la gourmandise résistent aux modes. Comme au Rocher de la Vierge, rue Merly, où depuis quelques semaines on peut se régaler à déjeuner d’un menu entrée / plat / dessert à quinze euros. C’est fringant, direct, amical, d’un autre âge. Le soir, il y a même des œufs mayo ou des accras à un ou deux euros, des plats pétulants à sept euros. Cuisine populaire et exigeante. L’équipe aux manettes vaut aussi le détour. Des accents, des « trognes » (ici, c’est affectueux), des personnalités. C’est la France de Michel Audiard et d’Un Singe en hiver, Yang-tsé-Kiang et corridas compris. Pas très loin de là, rue de la Concorde, il y a La Pente douce, autre adresse qui nous donne envie d’aller au restaurant. Dans ces deux endroits, la réservation est plus que conseillée. Promis : on ne vous rappellera pas une heure avant.
Solides © Pierre Beteille
Le Rocher de la Vierge © Jean-Jacques Ader