Au début de l’été 2016, Piers Faccini a fait paraître No One’s Here, un recueil de poèmes augmenté d’un cd de musique instrumentale. Un peu trop vite dissipée dans l’actualité de l’été et l’annonce de son prochain album studio, la parution de cet ouvrage singulier mérite d’être resituée dans la palette et le processus créatif d’un artiste aux multiples talents.
Qui ne s’est pas exclamé un jour ou entendu quelqu’un dire : « Ça, c’est ma chanson ! » ?
Certaines chansons nous touchent plus que d’autres, pas vrai ? Sans prétendre que son auteur connaît intimement notre histoire ou nos émotions, du moins reconnaissons-nous que c’est bien vu, bien inspiré. Souvent, ces chansons « spéciales » agissent ainsi par la vertu d’une alchimie non-écrite plutôt que par la stricte observance des règles qui font une bonne chanson.
Mais d’où viennent-elles ? De quelle graine ? De quelle racine ? Leur matrice est-elle fine mécanique ou bien volutes dans les hautes sphères ?
En bientôt six albums solo, Piers Faccini continue de dessiner des routes imaginaires dans son territoire intime et sauvage, son wilderness. Ses chansons témoignent toutes d’un degré d’inspiration que l’on devine branché sur une écoute attentive de l’en-soi et, partant, livrent une écriture ajustée (textes et arrangements musicaux) qui sonne comme un poème irrésistiblement enveloppant.
La poésie – n’est-ce pas la clé autant que le refuge lui-même ? Le creuset de la liberté absolue où se forge le rythme des vers qui emportent ? La substantifique moëlle de la chanson, n’est-ce pas son poème intérieur ? Le rêve du songwriter est d’accomplir le chanteur de poèmes en lui, de porter dans toutes ses dimensions la musique des mots qui a surgi dans son esprit dès la genèse du texte, des premiers mots.
[Piers Faccini : ]
No One’s Here est un recueil de poèmes sur le thème de l’identité et du soi. Je cultive depuis toujours une passion pour la poésie mystique ; mes étagères abritent de nombreux textes sur le Zen et le Chan, la poésie Bouddhiste et Hindoue, et les écrits des mystiques Soufi. Passé vingt ans, j’ai découvert Rumi et Hafez, poètes Persans du 13e siècle. Totalement infusé de cette poésie poignante, j’ai tenté alors de m’inspirer du poème comme d’un instrument pour observer et analyser la vie que je mène.
Take me Prends-moi
and break me et casse-moi
and shatter et brise
my resistance. ma résistance.
Take me Prends-moi
and make et fais
the million du million
little pieces de morceaux
whole. un tout.
Take me Prends-moi
and break me, et casse-moi,
Every part of me is yours. chaque part de moi est la tienne.
La poésie est évocation mais elle n’est rien sans le rythme. Scansion et prosodie, ressenties ou décryptées, fondent le socle et lancent le mouvement du texte, prélude à toutes ses mutations. Lire un poème, n’est-ce pas déjà chanter ? Pour Piers Faccini, c’est même une danse fascinante qui réunit, depuis ses premières créations en jeunesse, mots écrits et mots chantés, poèmes et chansons.
J’ai commencé à écrire des poèmes à peu près à la même époque où je me suis essayé à composer des chansons. Depuis lors j’ai gardé l’habitude de jongler entre les deux. Les années passant, et bien que j’aie réalisé plusieurs albums, je ne m’étais pas senti prêt pour autant à faire de même avec la poésie.
No One’s Here est une illustration de cet état d’esprit. Une forme de méditation qui peut balancer de la vibration sur une note longue, sur une transe lente, au vertige de l’abandon, de l’abîme ouvert par une question sans réponse. Un chatoiement entre lumière irisée, ou un contre-jour, et l’ombre brutale, coupante.
Les poèmes de ce livre sont de simples pensées, arrangées dans une tournure poétique. Les mots sont les traces d’une sorte d’observation intime, de celles qui permettent de mettre le doigt sur quelques vérités essentielles.
Pour accompagner les poèmes du livre, j’ai décidé d’écrire et d’enregistrer une série de pièces instrumentales et vocales qui reflèteraient la tonalité méditative des textes.
Je compose depuis longtemps pas mal de musiques pour la télévision et le cinéma. Cependant, avec No One’s here, c’est la première fois que je réalise un album complètement instrumental. J’ai conçu ce cd associé au livre comme une bande-son sur-mesure pour les textes. J’aime imaginer les gens lisant les poèmes puis captés de temps à autre par la musique, dans une lente dérive.
Il me semble qu’il subsiste toujours dans les chansons de Piers Faccini quelque chose du climat qui les a vu naître. Un dépouillement, une épure jamais trop ornementée, qu’il s’agisse de sa voix – premier de ses instruments, de l’écriture et des arrangements de la majorité de ses chansons, jusqu’à ses concerts – où il privilégie le plus souvent la formule duo (avec le violoncelliste Vincent Segal ou le batteur Simone Prattico) ou le trio à l’occasion de certaines invitations de musiciens amis (voir la tournée avec Malik Ziad pour le prochain album).
No One’s Here se présente alors comme un prélude intemporel, une installation, une trame poétique qui va se superposer à la « lecture » des albums, et singulièrement à celle du prochain album I Dreamed An Island.
Écrits dans sa langue maternelle anglaise, au plus près de son ressenti, les poèmes de No One’s Here ont fait l’objet d’une traduction en français par Laetitia Lisa – elle-même auteur de poésie. « Traduction » est un terme assez incomplet pour rendre compte de la complexité de l’entreprise. Le rythme, la musique des mots et le respect de l’intention de l’auteur sont des choses délicates à préserver pour que la transposition continue de sonner juste.
Voici son ressenti d’expérience :
[Laetitia Lisa :]
Le poème, en soi, est déjà une traduction : la perception du poète, passant à travers le filtre de son propre corps et à travers celui de son esprit, est redonnée (oui, c’est un don) au lecteur ou à l’auditeur, sous forme de sensation aux multiples facettes iridescentes, animée dès lors de sa vie propre.
Se voir confier des poèmes afin de les traduire relève en cela d’une grande responsabilité. Il s’agit de redonner naissance à cette entité qu’est le poème en restant au plus près de son origine, tout en sachant qu’elle passera inévitablement par ce nouveau filtre que représente le traducteur. Collaborer avec le poète sur toute la durée de ce travail représente en cela une protection dont je ne voudrais me passer.
En premier lieu, s’accorder au diapason du poète. On peut ensuite se placer à distance, puis s’approcher, faire connaissance du poème, le regarder évoluer dans l’espace ou le temps, écouter sa respiration et prendre son pouls.
S’il est essentiel de respecter le sens global du poème et de porter une attention particulière à son rythme, à ses sonorités – à son caractère, pourrait-on dire – faut-il absolument privilégier la dynamique du poème en choisissant des mots qui ne seraient pas forcément ceux du poète ?
En règle générale, la question de la traduction consiste à savoir comment prendre assez de distance pour permettre au poème de prendre vie dans sa traduction, tout en essayant de lui rester le plus fidèle possible. C’est ce à quoi nous nous sommes attachés tout au long de ce travail, toujours en dialogue, en gardant le poème comme boussole.
We are reflections, Nous sommes lueurs,
glancing into the eye, scintillant dans le regard,
of colours dancing momentarily des couleurs en danses furtives
upon the skin of darkness. sur la peau de l’obscurité.
We are reflections, Nous sommes lueurs,
bouncing across the mirror of time, rebondissant sur le miroir du temps,
returning somewhere retournant quelque part
where echoes rise and fall. où les échos s’élèvent et retombent.
We are reflections, Nous sommes lueurs,
without substance. sans substance.
We are appearance only. Nous ne sommes qu’apparence.
Reflections Lueurs
that we piece together, que nous rassemblons,
hoping they will reveal their source. espérant qu’elles nous révèlent leur source.
But we can only know ourselves Mais nous ne pouvons nous connaître
by seeing what we are not. qu’en voyant ce que nous ne sommes pas.
We are reflections Nous sommes les lueurs
of what we will never know. de ce que nous ne saurons jamais.
Il en va ainsi sur le chemin du chanteur de poèmes, ponctué de quelques représentations occasionnelles de ce concept : un spectacle musical et poétique en solo, où Piers Faccini mêle subtilement poèmes lus et chansons choisies, éléments visuels et intermèdes instrumentaux, dans la musique de plusieurs langues.
Comme à l’accoutumée chez Beating Drum Records (le label créé par Piers Faccini), on cultive le goût pour le support artisanal, à l’heure du streaming et du téléchargement généralisés. Ce livre-cd, réalisé avec soin, est un objet collector aussi beau que possible, notamment par l’illustration constituée d’une série de gouaches et d’aquarelles de l’auteur.
No One’s Here est disponible sur la boutique web du label.
Piers Faccini – et les actualités Facebook
Le très prochain album studio de Piers Faccini est annoncé depuis le printemps au fil de post sur le blog éponyme et dédié I Dreamed An Island.
Pierre David
Un article du blog La Maison Jaune