Dans ces temps plutôt sombres où le mot « chômage » est presque aussi fréquemment entendu que « précarité », avoir un travail est une bénédiction. Ines (Sandra Hüller) a donc de la chance, et le poste qu’elle occupe n’est pas un petit boulot, mais une place importante dans une grosse entreprise allemande basée à Bucarest. Tout va donc bien pour elle. Sauf que son père Winfried (Peter Simonischek) ne partage pas ce point de vue : à cause de son emploi du temps, elle doit décaler son retour auprès de sa famille pour fêter en avance son propre anniversaire. Impossible d’avoir une conversation sans qu’elle ne jette un coup d’œil sur son téléphone portable, qui semble être devenu un prolongement naturel de sa main. Il décide de lui rendre une visite surprise, le temps d’un week-end. Quand il lui demande si elle est heureuse, sa réponse confirme ses inquiétudes. Son père se crée alors un personnage, Toni Erdmann, pour rappeler à sa fille ce qu’est le bonheur.
Un rapprochement père/fille maintes fois traité, un film allemand de 2h40… Tout pour y aller à reculons… Sauf que le film est réalisé par Maren Ade, à qui on devait Everyone Else en 2010. Elle avait eu l’art de filmer deux amoureux, assez opposés, se découvrant au travers l’autre et au fil de leurs rencontres lors de leurs vacances. Pour Toni Erdmann, les univers du père et de la fille s’opposent : lui retraité blagueur en perruque et dentier, elle working-girl en tailleur impeccable, qui ne doit pas se réveiller la nuit pour se faire des chatouilles. D’ailleurs, la nuit, elle n’en a pas le temps de dormir, elle bosse ! Aussi éloignés qu’ils puissent être, le lien qui les unit est palpable, sans dialogues lourdingues. Les silences en disent plus que les dialogues qui surligneraient ce que l’on voit. Pas de « ma fille, je m’inquiète pour toi », ni de « papa, barre-toi ! ». Autre plaisir : on ne sait jamais où le film va partir.
Le père d’Ines est un farceur, alors son Toni Erdmann entraîne Ines dans des situations les plus burlesques, qui s’arrêtent au bon moment. Comme dans les comédies anglaises, Maren Ade sait nous faire passer des larmes aux rires dans la même scène, avec un montage parfait, à la seconde près. Les moments de gêne -de la fille envers cet inconnu qu’elle sait être son père, ou réciproquement quand il la verra dans des situations où un parent n’est pas le bienvenu- ne mettent jamais le spectateur mal à l’aise. Délicatesse suprême : les cataclysmes sur le passage de Toni n’engendrent jamais des scènes foutraques ou une colère hystérique à l’écran, mais des rires des spectateurs !
A cette relation intime père/fille, le monde du travail n’est pas épargné. Ines est une « tueuse » (c’est un compliment )(si si) qui se fait constamment humilier, incapable de saluer les mérites de sa toute aussi dévouée assistante. Son entreprise montre une exploitation glaçante de l’Allemagne -et des pays de l’ouest – sur les pays de l’est. L’humain n’est pas ce qui importe. On exploite, licencie. Les cartes de visites échangées remplacent les poignets de main au moment de se quitter. Toni Erdmann remet de l’humanité et donc de la vie, par touches subtiles, dans l’existence d’Ines. Sandra Hüller et Peter Simonischek portent magnifiquement ce film clownesque, qui n’est pas qu’agréable à son visionnement, il retravaille encore et encore, inoculant un sourire à chaque fois qu’on y repense.
Toni Erdmann de Maren Ade, avec Peter Simonischek et Sandra Hüller.
Toni Erdmann est un des coups de cœur du cinema ABC pour le mois d’août !