Les cerises ne sont pas encore tout à fait mûres dans le jardin de Rochemontès, mais le public se presse nombreux au rendez-vous malgré les giboulées et les averses violentes. En ouverture, Edmony Krater, professeur au Conservatoire de Montauban, nous fait découvrir le « Gowka », cet étonnant instrument de percussions guadeloupéen inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO dont il est des ardents défenseurs.
Pour ce XIXème concert à l’Orangerie de Rochemontès (1), Dame Catherine Kauffmann-Saint-Martin, nous a invité à une après-midi musicale et poétique intitulée « Dans les jardins d’Espagne », avec la soprano Magali Léger (2), la conteuse Laure Urgin, et le guitariste Frédéric Dénépoux.
Les textes (et certaines musiques) du programme sont de l’un des plus grands poètes du XXème siècle, Federico Garcia Lorca.
Quant aux musiques, elle sont de son ami Manuel de Falla (qui essaiera désespérément de le tirer des griffes de ses bourreaux), mais aussi d’Enrique Granados, Isaac Albéniz, Carlos Guastavino, Miguel Llobet, Ariel Ramirez.
Federico Garcia Lorca, « le rossignol d’Andalousie » comme l’appelait ses amis, était musicien, peintre et poète. Excellent pianiste et guitariste, il décida de jouer plus des sons des mots. Poète-musicien autant que musicien-poète, s’il fut sauvagement assassiné le 19 août 1936 (il y aura 80 ans cet été) par les miliciens franquistes, sans doute pour des rivalités terriennes, mais surtout parce qu’il était poète, homosexuel et de sensibilité républicaine (3), il a laissé mille traces sonores derrière lui.
A ce crime, Jean Cassou a répondu ceci :
« Toucher à Garcia Lorca, rompre cet hymne vivant, cette jeunesse et cet enivrement de rossignol, ce fut une offense atroce à tout ce qui, dans ce coin de terre, est nature, floraison et beauté. Ce fut injurier la vigne et l’olivier, l’œillet et le jasmin, frapper à mort la nuit, la lune, la mer, jeter le plus insolent défi à ces passions que le peuple porte en lui et qui lui paraissent à ce point sacrées qu’il ne peut les égaler qu’aux éléments éternels. Il ne peut plus y avoir de poésie au monde tant que ce cadavre de poète n’aura pas été vengé. »
Et Louis Aragon chanté par Jean Ferrat :
…Et cette bouche absente et Lorca qui s’est tu
Emplissant tout à coup l’univers de silence
Contre les violents tourne la violence
Dieu le fracas que fait un poète qu’on tue
Un jour pourtant un jour viendra couleur d’orange
Un jour de palme un jour de feuillages au front
Un jour d’épaule nue où les gens s’aimeront
Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche.
La grande soprano de notoriété internationale Magali Léger, aussi à l’aise dans le répertoire classique que dans celui de Quai n°5 (dont on se souvient du mémorable concert le 14 décembre dernier à la Halle aux Grains avec Bratsch pour l’Amicale des Arméniens de Toulouse et Midi-Pyrénées) est venue chanter ces œuvres espagnoles mises en correspondance avec ses textes et poèmes dits par la délicieuse Laure Urgin. A leurs côtés, en toute complicité, la voix de la guitare de Frédéric Dénépoux se mêle à celles des ravissantes jeunes femmes ou chante seule certaines des musiques des plus grands compositeurs espagnols.
Nous assistons à une création revisitant les thèmes de prédilection du Poète, de l’Enfance à la Mort, en passant par l’Espagne, l’Amour et la Beauté, dans un de ces jardins romantiques qu’il aimait tant et a décrit dans Impressions et Paysages, un de ses premiers ouvrages.
Avec humilité, mais aussi bien sûr avec tout le talent que déploient à chaque fois les interprètes invités ici, c’est à un concert de musique de chambre que nous assistons; ce qui n’aurait pas déplu au jeune Lorca dans sa maison familiale entourée de tamaris et d’orangers.
Parmi l’assistance sous le charme, qui en oublie souvent d’applaudir entre les pièces, on pouvait reconnaître Jean-Marc Andrieu, de retour d’une tournée triomphale en Bolivie avec ses Passions (4), et le guitariste Gilbert Clamens, grand connaisseur de la musique populaire espagnole, qui a produit, avec la chanteuse Servane Solana, un magnifique CD intitulé « Memento », hélas épuisé, où Lorca était à l’honneur, et qui s’illustrera prochainement dans le Festival Tons Voisins « Vertiges de l’Amour » du 29 juin au 2 juillet à Albi (5).
Peut importe que ce soit dans une forme très différente du « duende » andalou, des fulgurances du flamenco, c’est un très bel hommage, plein de sensibilité et de tendresse, sans fioritures inutiles, qui a été rendu à Lorca.
Muchisimas gracias à Magali Leger, Laure Urgin, et Frédéric Dénépoux; et à la maitresse de cérémonie.
L’Orangerie de Rochemontès a de fort belle manière répondu à sa vocation : « mettre à l’abri durant la saison froide les agrumes ou d’autres plantes fragiles » !
Si je peux me permettre, Lorca était une de ces plantes rares et fragiles, il nous rappelle, avec Miguel Hernandez, Robert Desnos ou Marianne Cohn, et tant d’autres poètes assassinés que « ce monde n’est pas viable si la force brutale au front de taureau est investie des pleins pouvoirs » (Machado). Mais il a fait par dessus tout vivre ce que l’être humain a de plus profond, de grand et de sublime ; tout ce qui le transcende, l’art en particulier.
Comme me le disait Gil Pressnitzer : « Tous les jours l’offense peut-être lavée si nous lisons Lorca ».
Et dans ma mémoire reviennent avant de l’endormir ses Deux lunes du soir à Isabelita, ma sœur :
Le soir chantonne
une berceuse aux oranges
Isabelita chante :
La terre est une orange
La lune dit en pleurant :
Je voudrais être une orange.
C’est impossible, ma fille,
Quand tu te peindrais en rose !
C’est bien dommage !
Pas même un petit citron.
E.Fabre-Maigné
22-V-2016
Trio © Céline Lamodi
Pour en savoir plus :
- En partenariat avec l’Institut Cervantès de Toulouse toulouse.cervantes.es/
- Magali Léger magalileger.fr/
- Poète et dramaturge espagnol, Federico Garcia Lorca est né à Fuentevaqueros, près de Grenade (Andalousie) le 5 juin 1898. Il passe son enfance près de la terre, se mêlant au peuple rude et simple des campagnes, avec lequel il ne cessera toute sa vie d’être en étroite communication.
Son père, propriétaire rural vivant dans l’aisance, l’envoie d’abord au collège d’Almeria, puis à l’université de Grenade, où il suit des études de lettres et de droit. Là, il devient l’ami de Manuel de Falla qui, d’une vingtaine d’années plus âgé, exerce sur lui une influence décisive en lui insufflant cet amour du folklore dont toute son oeuvre portera la marque.
En 1918, après un voyage d’études à travers la Castille, Federico Garcia Lorca publie à Grenade son premier livre: Impressions et Paysages. Mais sa décision est prise: il habitera Madrid. Il s’y installe en 1919. Commence alors une merveilleuse époque d’exaltation qu’il partage avec ses nouveaux amis: Salvador Dali, Luis Bunuel, Rafael Alberti, José Bergamin, Guillermo de Torre.
À côté de la poésie, il cultive aussi bien la musique que le dessin, et s’intéresse tout particulièrement au théâtre. Cette passion, à vrai dire, l’habitera toute sa vie, à telle enseigne qu’il construira plus tard un théâtre de marionnettes chez ses parents, à Grenade, pour lequel Manuel de Falla lui écrira un accompagnement musical, et dont le peintre Manuel Angeles Ortiz brossera les décors. Des nombreuses improvisations écrites pour ce théâtre nous est notamment parvenuLe Retable de don Cristobal (1931).
Mais pour l’instant cette passion ne lui vaut que déboires et déceptions, puisque la première pièce qu’il a écrite: Le Maléfice de la phalène, jouée à Madrid en 1920, est un échec complet.
En 1921, il publie un Livre de poèmes qui attire sur lui l’attention d’un public lettré. Mais la célébrité et le renom ne viendront qu’avec la publication à Malaga, en 1927, de ses Chansons, et surtout avec les représentations triomphales, la même année, à Madrid, de son drame patriotique, Mariana Pineda.
L’année suivante paraît à Madrid le Romancero gitan, composé de poèmes tous écrits entre 1924 et 1927. C’est là sans aucun doute son oeuvre la plus populaire, ainsi qu’en témoignent les sept réimpressions qui en sont faites entre 1928 et 1936. Ce recueil de vieilles légendes, de récits fabuleux ou épiques, de chansons, puisés dans la tradition orale, « instaure une tradition — ainsi que l’a très finement noté Armand Guibert — dans l’exacte mesure où il s’insère dans celle du passé, si bien que les âges à venir ne sauront plus faire le départ entre le patient labeur de tous et l’exact génie d’un seul ».
Appelé en Amérique pour donner un cycle de conférences, Federico Garcia Lorca se rend à New York au printemps de 1929. De ce voyage et des impressions particulièrement vives qu’il en reçoit sortira l’un de ses plus beaux livres: Le Poète à New York, dans lequel se trouvent deux Odesfameuses, l’une Au roi de Harlem, l’autre à Walt Whitman.
Sur le chemin du retour, il s’arrête à Cuba, où il manifeste un intérêt tout particulier pour la musique et la danse nègres.
En 1932, nommé, avec Eduardo Ugarte, directeur de « La Barraca », théâtre universitaire ambulant dont la mission est de faire connaître dans les villes de province et les campagnes les plus reculées les oeuvres du théâtre classique espagnol, il se donne avec fougue à cette entreprise qui le met en contact direct avec son peuple. Figurent au programme des tournées: Font-aux-cabres, de Lope de Vega, dont il fait lui-même une adaptation moderne; La vie est un songe de Calderon de la Barca et Le Séducteur de Séville de Tirso de Molina, ainsi que les Entremeses (Huit comédies et huit intermèdes) de Miguel de Cervantes.
Les dernières années de la vie de Federico Garcia Lorca sont consacrées à peu près exclusivement au théâtre. En effet, si l’on excepte l’admirable Chant funèbre pour Ignacio Sanchez Méfia, publié en août 1935 pour rendre un dernier hommage au courageux torero qui était l’ami de tous les jeunes poètes, les dernières œuvres auxquelles il travaille sont écrites pour la scène: Noces de sang (1933), Yerma (1934), Rosita la célibataire, ou le Langage des fleurs (1935) et La Maison de Bernarda Alba, pièce achevée un mois jour pour jour avant sa mort, publiée fin 1936 et créée en 1945 au Studio des Champs-Élysées de Paris.
Directeur et conseiller artistique de la comédienne Margarita Xirgu, il se rend avec elle, en 1933-34, à Buenos Aires, pour une série de représentations triomphales des Noces de sang. Ce voyage en Amérique latine (Argentine, Brésil, Uruguay) est le dernier entrepris avant la Guerre civile espagnole. Quand celle-ci éclate, au début de juillet 1936, il se trouve à Madrid. Il rejoint néanmoins Grenade, comme il en a l’habitude chaque année à ce moment de l’été. Hélas ! c’est là que le « rossignol d’Andalousie », ainsi que l’appelaient ses amis, trouvera la mort: bien que n’ayant jamais participé à la moindre action politique, il est arrêté chez le poète Luis Rosales, où il a cherché un refuge clandestin.
Federico Garcia Lorca est fusillé par les gardes civils dans les ravins de Viznar, près de Grenade, dix jours plus tard, le 19 août 1936, à l’âge de 38 ans.
Le régime de Franco ordonna un bannissement général de ses œuvres jusqu’en 1953 quand Obras completas fut publié. Ce ne fut qu’avec la mort du dictateur en 1975 que la vie et l’assassinat de Federico García Lorca purent enfin être évoqués librement.
Grace à Paco Ibanez, Paco de Lucia, Léonard Cohen ou Vicente Pradal en particulier, son œuvre est désormais mondialement connue. Et ce n’est que justice ! https://youtu.be/6u_1mjcvaF8