Compte rendu, concert. Toulouse.Halle-aux-grains, le 4 juin 2014 ; Dimitri Chostakovitch (1906-1975): Katerina Ismaïlova,suite,op.114a; Piotr Illich Tchaïkovski (1840-1893) : Variations sur un thème rococo pour violoncelle et orchestre, op.33; Symphonie n°6 en si bémol mineur, op.74 « Pathétique »; Narek Hakhnazaryan, violoncelle; Orchestre National du Capitole de Toulouse; Direction:Tugan Sokhiev. Chronique parue sur Classiquenews.com
Avant dernier concert de la saison toulousaine 2014 pour Tugan Sokhiev ; il a également été programmé à la Salle Pleyel à Paris, le lendemain. Belle audace parisienne car c‘est peut être le plus beau concert de la saison Toulousaine, pourtant riche en moments forts. Dès les premières mesures sombres au basson, l ‘auditeur est saisi par la puissance d’évocation des interludes du Chostakovitch magnifique orchestrateur. Ces très courts interludes de l ‘opéra lady Macbeth de Mzensk rebaptisé Katerina Ismaïlova sous les coups de la censure, mis en suite par le compositeur lui-même dans deux versions, font un effet particulièrement puissant. Le sens du grotesque, l’ écoeurement et le dégout de l’héroïne deviennent troublants. Humiliée et obligée de se venger pour survivre, l ‘héroïne qui a tant déplu à Staline a une existence qui ressemble à tant de vies communes…
Le troisième interlude le plus long et le plus sombre rend palpable cette montée du dégout et de la haine nourrie dans la conscience aiguë du grotesque de l ‘existence. L ‘Orchestre du Capitole est à présent rompu au style de Chostakovitch et les très courts moments solos permettent a chacun de briller. La précision rythmique, les nuances terriblement développées et la richesse de l ‘orchestration exigent beaucoup de l ‘orchestre qui est impeccable. La direction de Tugan Sokhiev privilégie l ‘énergie forcée et la puissance d’un grotesque faussement festif. Riches couleurs, nuances extrêmes et rythme précis claquent au visage et saisissent chacun.
Entre musiciens au sommet
Quel contraste ensuite lorsque l ‘orchestre s’allège dans une formation classique et accueille le violoncelliste soliste. Son nom, même s’il est quasi imprononçable mérite d’ être retenu. De tous le jeunes talents qui gagent avec des doigts d’ or les plus prestigieux prix, Narek Hakhnazaryan n ‘a rien à envier avec sa victoire au XIV° concours international Tchaïkovski. Il a une technique inouïe mais surtout une musicalité rare. Les variations rococo sont un chef d ‘oeuvre de Tchaïkovski qui rend hommage à Mozart, comme dans la pastorale de la Dame de Pique, avec beaucoup d ‘esprit.
L‘orchestration est légère et variée. L ‘équilibre entre le soliste et l ‘orchestre a été parfaitement mis en place par le chef. Dans cet écrin de toute sécurité, la voix du violoncelliste Narek Hakhnazaryan peut donc s’épanouir sereinement en se jouant des difficultés techniques totalement maîtrisées. En éveil constant et dégustant les dialogues avec l ‘orchestre, le jeune violoncelliste devient parfait chambriste. Les dialogues avec la subtile flûte de Sandrine Tilly sont délectables tout particulièrement. La communion entre le soliste, le chef et les musiciens est parfaite. Le public se régale de ces variations qui se succèdent avec art dans l‘arrangement maintenant habituel du créateur Fitzenhagen.
Le charme du jeune Narek Hakhnazaryan est irradiant. Il joue avec son instrument semblant en faire ce qu‘il veut. Les couleurs, les nuances, la délicatesse des phrasés sont admirables. L ‘instrument dont il joue, un Techler de 1698, lui permet de garder sur tous les registres la même qualité de son. Le grave est aussi plein que l ‘aigu ; il n’y a pas de différence de registre. Une belle solution de continuité dans les harmoniques sur toute la tessiture offre un son toujours magnifiquement timbré, soyeux et doux. Cela fait merveille dans les dialogue sur-aigus aériens avec la flûte. Les doubles et triples cordes sonnent faciles et belles. Une telle générosité en musicalité est remarquable chez un si jeune artiste. La connivence avec Tugan Sokhiev est totale, les échanges de regards complices sont incessants. Le succès est tonitruant et le violoncelliste Arménien offre deux bis a son public conquis. Le premier déconcerte autant qu’il charme et émeut. La voix chantée du soliste se mêle à des doubles cordes semblant venir de l‘ancêtre de l ‘instrument, la viole de gambe, comme des origines orientales de la musique classique. L‘émotion qui nait plonge donc dans les racines de l’humanité, puis le style se modernise, devient plus violent et va même jusqu’à évoquer le tango. Il s’agit non d‘une vraie improvisation mais d’une composition d’un Italien né en 1962 Giovanni Sollima,intitulée Lamentatio. Narek Hakhnazaryan en fait un moment de pur plaisir du coeur dansant. Pour terminer sur une ambiance plus apaisée, le choix d’une sarabande pour violoncelle seul de Bach avec des ineffables doubles cordes, un son de rêve et une souplesse envoûtante… Tout ceci promet un jour une intégrale émouvante des suites de Bach et une carrière éblouissante à suivre sans faute.
La 6ème Symphonie de Tchaïkovski
Destin certes, mais pas de soumission sans danser ni vivre
En deuxième partie de concert la très célèbre sixième symphonie de Tchaïkovski confirme la compréhension quasi mystique qu’a Tugan Sokhiev de son compatriote. Quand si souvent cette symphonie est écrasée sous un Fatum monolithique, Tugan Sokhiev va très loin dans la douleur mais garde des moments de tendresse et de danse se souvenant du bonheur. Dès les premières mesures, pianissimo dans les abysses du basson (extraordinaire Estelle Richard) et des cordes graves l‘émotion est poignante.L’ Adagio est tout habité de silences tristes et l’angoisse se déroule évoluant lentement vers l’Allegro non troppo. Le tempo mesuré du chef permet une lisibilité de tous les détails mais c’est la vision d‘ensemble qui est remarquable. Chaque mouvement avance et s’inscrit dans un tout . La rigueur du tempo permet à cette partition d ‘éviter tout laissé aller et l’entrée du thème sentimental des violons a beaucoup d’allure. Les reprises et développements permettent aux couleurs magnifiques de l ‘orchestre de chatoyer. Les fortissimi sont spectaculaires et les nuances pianissimo de la Clarinette de David Minetti sont très belles et porteuses d ‘émotion. Après ce début marqué par une angoisse envahissante le mouvement se termine par une terrible course à l ‘ abîme toute pleine de précision instrumentale. Les cuivres graves particulièrement présents, sont magnifiques.Les deux mouvements suivants, dans les choix de Tugan Sokhiev, vont convoquer la danse et d ‘avantage de bonheur. Allégeant le Fatum, il suggère que chaque destin n’est pas uniquement soumission. L’allegretto con grazia est une valse qui permet de rêver au bonheur enfui près avoir été tenu. Certes sous cette légèreté le rythme incessant de la timbale dans la partie centrale signe l ‘éloignement du bonheur mais son retour comme une réminiscence est pleine de douceur. L’ Allegro molto vivace est plein d’ esprit comme dans les ballets de Tchaïkovski et l ‘avancée inexorable de ce scherzo vers une sorte de marche a aussi quelque chose de plaisant dans son enthousiasme. La légèreté de structure des cordes, l ‘élasticité des pizzicati apportent de l ‘air aux moments plus denses. Ce mouvement animé se termine sur un fortissimo qui autorise certains spectateurs à applaudir ruinant l ‘effet voulu par le compositeur qui termine sa symphonie sur un adagio lamentoso. Car si le centre de la symphonie a permis aux mouvements de danse de s’inviter et au bonheur d’exister le final semble encore plus déchirant. Tugan Sokhiev étire le tempo et remplit les silences de sombres pensées. Tchaïkovski qui trouvait dans sa symphonie des allures de Requiem refusant d’en composer un, a en effet construit ce long mouvement final comme un adieu déchirant. Le pianissimo dans le grave des cordes et le basson refermant la symphonie comme elle avait été ouverte. Les contrebasses ont été tout du long admirables et méritent une mention spéciale (chef de pupitre Bernard Cazauran).
Cette interprétation très personnelle est très bien construite et la lisibilité de la structure générale s’appuie sur des phrasés pensés et comme insérés dans un tout. En évitant le monolithe dramatique, le destin devient plus humain et la vie des deux mouvements centraux rend le final encore plus écrasant. Tugan Sokhiev et ses musiciens admirables toute la soirée, ont offert une vibrante interprétation de la sixième symphonie de Tchaïkovski en en révélant toutes les richesses.
Ce concert a été diffusé en direct sur le net et peut être encore visionné. N’hésitez pas à vous faire votre idée car il a été en plus magnifiquement filmé sur Arte concert.