Revenir, impérativement !! sur l’annonce du spectacle dans mon article : Don Juan ou l’opéra absolu.
C’est un privilège d’avoir pu assister finalement à deux distributions concernant uniquement les rôles de Don Juan et de Leporello. Elles me confortent un peu plus encore dans l’idée que l’un est bien inséparable de l’autre, et que si les deux ne s’accordent pas, soit par le jeu de scène, soit par le niveau vocal, ou hélas les deux, la production aura beaucoup plus de mal à nous satisfaire. En truculent valet soumis à son maître, « un jeune homme extrêmement licencieux », Leporello n’est bien que le double négatif et trivial du séducteur fulgurant et fuyant, mystificateur, vivant dans l’accumulation jusqu’à sa fin recherchée et libératrice. Ni pragoise, ni viennoise, c’est la version hybride habituelle qui nous est proposée.
Tout d’abord, merci à Brigitte Jaques-Wajeman pour la mise en scène. L’artiste ne fait heureusement pas partie de ces metteurs en scène qui venant du cinéma ou du théâtre débarquent dans l’univers de l’opéra sans savoir ce qu’ont pu proposer leurs prédécesseurs, et veulent absolument laisser leur empreinte en actualisant l’action quitte à détourner jusqu’à manipuler le livret pour mieux faire passer leurs lubies. « Le malheur pour eux, c’est que l’actualisation systématique est devenue une tarte à la crème de l’art lyrique » a dit un fin analyste ! Non, la musique de Mozart est bien omniprésente, ouf !! et la dramaturgie n’a pas eu à subir la prolixité théâtrale qui ailleurs la tue.
Pas de relecture décapante donc mais un spectacle plutôt raffiné, élégant voire esthétisant. C’est bien un dramma véritablement giocoso, plus proche de Molière qu’il nous est donné à suivre avec un net penchant cependant vers le sombre et même le nocturne. Merci à Emmanuel Peduzzi pour les décors et costumes, et à Jean Kalman pour les jeux très subtils de lumières qui ont parachevé avec bonheur les tableaux successifs. Pour certains, dont je suis, c’était retrouver cette production pour la troisième fois, après 2005 et fin 2007, et sur la scène du Théâtre du Capitole. Oserons-nous avouer que c’était avec plaisir et sans lassitude aucune. Pour ceux qui la découvraient, ils se sont précipités sur le Journal du Théâtre, et qui sait, le programme, pour connaître les intentions des auteurs de la production, ou bien se sont rapprochés de toutes les rencontres et forums proposés.
Pour ma part, je suis bien aise de ne pas avoir eu à subir, un Don Juan transporté dans les bas-fonds de Harlem, ou ailleurs, un Don Juan en bas résilles dans une transposition inscrite dans l’Italie fasciste des années 20, ou, ailleurs, l’unique décor d’un cimetière, ou, ailleurs, une Zerline transformée en technicienne de surface qui bien évidemment est sous le charme du PDG de l’entreprise, ou, ailleurs encore, Berlin, Peralada, un Don Juan plus Don Juan de Manara de Tomasi que de Mozart, transformé en gourou d’une secte de mâles en quête de plaisirs avec un finale de premier acte devenu une vaste partouze où se croisent hommes et femmes nus, etc…
Non, les tableaux faisant penser à Corot, ou Watteau, ou Courbet ou Jean-Baptiste Pater avec quelques anachronismes volontaires et subtils dans les costumes ne me gênent absolument pas, ni les forêts de troncs d’arbres avec ou sans racines ! ni l’utilisation astucieuse de la passerelle.
Car, au détour de ces considérations scéniques, il se trouve qu’il y a la musique, et le chant. Une performance qui se doit d’être reconnue et applaudie. Attilio Cremonesi a mené l’ensemble avec toute la fougue et l’énergie nécessaires, doublées d’une attention au plateau de tous les instants, permettant de sauver haut la main les impondérables de la distribution. Impossible de dissocier bien sûr toute l’efficacité du continuo des habitués de la “fonction“, j’ai nommé Robert Gonnella au clavecin et Christopher Waltham au violoncelle.
On loue l’ensemble Don Juan-Leporello de Christopher Maltman et d’Alex Esposito, le premier de belle prestance, sans complexe et sans états d’âme, traduisant au mieux ivresse et démonisme du personnage, avec une voix sans problème, le second, magistral, de plus en plus surprenant favorablement à chaque apparition, de par son jeu d’acteur et par sa voix presque trop belle pour le rôle ! parfait vocalement et scéniquement.
Mais on loue encore davantage l’ensemble Don Juan-Leporello de Kostas Smoriginas et Roberto de Candia, le premier, jeune et tout novice dans le rôle mais qui semble apprendre très vite, doté d’une magnifique voix de baryton, un “super“ Don Juan en devenir. (A remarquer que pour sauver la représentation du dimanche, il a endossé le personnage de Leporello, et le mardi suivant, il était Don Juan !). Le second, appelé en catastrophe, lui aussi magistral, a montré tout son professionnalisme et son talent, se fondant dans la production avec une aisance confondante, une voix rompue au rôle, et une empathie totale avec son maître, et aussi avec tous les intervenants dans la production. Une performance.
A côté, personnage d’un héroïsme modéré, plus élégiaque qu’énergique, l’amoureux fervent qu’est Don Ottavio, c’est le ténor Dmitry Korchak qui nous a gratifié de très beaux airs, avec un très beau timbre, et ce goût mozartien de la phrase mélodieuse et élégante, une voix qui doit ici cultiver la grâce et non la force.
Don Ottavio n’est pas Don Giovanni, et Donna Anna semble bien le lui reprocher, elle qui n’a pas eu le temps, la faute à papa, de connaître ce que Donna Elvira a semble-t-il fort apprécié, jusqu’à l’aveuglement. La première, affichant une belle constance dans son désir de vouloir se venger, mais se venger de quoi ? De belle allure, Tamara Iveri, nous chante ce désir avec conviction, détermination et assurance même dans ces notes aigües si difficiles et ces vocalises périlleuses. Quant à la deuxième, indignée, toujours plus ou moins dressée sur ses ergots, véhémente, elle n’accepte pas le statut de femme abandonnée et le fait savoir. Elle voudra sauver l’objet de son désir inassouvi jusqu’au bord du gouffre. La ligne vocale doit conserver toujours les traces de la déchirure et le rôle est fort délicat à mener. Maïté Beaumont a réussi au mieux un des rôles féminins les plus difficiles des opéras de Mozart.
Le personnage du séduisant Masetto d’Ipca Ramanovic ne pèse pas lourd devant la malice et la détermination de sa promise, la Zerlina de Vannina Santoni, la jeune paysanne déniaisée qui aurait bien voulu en connaître davantage sur les exploits du seigneur du lieu, le jour même de ses noces ! Les deux ont parfaitement assurés leur rôle, très expressifs vocalement et scéniquement.
Au bilan, une toujours très belle production et une distribution vocale à la hauteur, un spectacle très abouti, n’en déplaisent à quelques grincheux qui devraient regarder un peu moins souvent Mezzo ou se ruer au Gaumont et autres retransmissions en direct ou faussement en direct, avec des chanteurs dont les costumes ou perruques ne dissimulent pas toujours très bien les micros. Une représentation d’opéra sur scène ne peut se comparer à ce type d’ersatz. Certains l’oublient, un peu vite. Apprécier l’art du spectacle vivant nécessite de la modestie, et un brin de connaissance.
Michel Grialou