Emmanuel Gaillard cultive l’art de l’éclectisme, pour le plus grand bonheur du public d’Odyssud. Et tant pis pour les pisse-froids qui ne goûteraient pas ses ouvertures à la variété, fut-elle d’excellente qualité, comme avec Luz Casal la semaine dernière ; le public de la señora est certes très consensuel, son accompagnement très policé, sans rien qui dépasse, mais sa voix est ample, vibrante, sensuelle, aux inflexions rauques (plus que rocks) et son répertoire ouvert à la chanson française, ce qui est tout à son honneur.
Avec Maitre Hervé Niquet et son Concert spirituel, on aborde par contre des rivages capables de satisfaire les plus exigeants, ceux de la « grande musique », celle qui caresse nos cordes les plus profondes et les plus sensibles, celle qui « nous prend comme une mer » chère à Baudelaire.
Claveciniste, organiste, pianiste, chanteur, compositeur, chef de chœur et chef d’orchestre, (excusez du peu !), Hervé Niquet est l’une des personnalités musicales les plus inventives de ces dernières années ; il aborde de plus le métier de musicien, comme un véritable chercheur, travaillant sur les partitions originales ; et cela se sent.
Il a créé Le Concert Spirituel*, son ensemble sur instruments anciens, en 1987, reprenant le nom de la première société de concerts privés en France, fondée au XVIIIème siècle, qui s’éteignit avec la Révolution française, avec pour ambition de faire revivre le grand motet français. Rassemblant autour de lui des musiciens passionnés, tout à la fois interprètes, facteurs d’instruments et chercheurs, il a créé une dynamique fédératrice, un véritable « esprit de troupe », pour pouvoir mener à bien des projets ambitieux et originaux et les présenter aux quatre coins du monde. Officier des Arts et Lettres, l’homme ressemble pourtant plus à lutin facétieux qu’à une diva de la direction d’orchestre.
Spirituel, l’homme l’est à tout point de vue, et d’abord dans sa manière pince sans rire de présenter les œuvres qu’il défend : quand il évoque la déception de Monsieur Rousseau découvrant les choristes du prêtre roux derrière les rideaux de l’Ospedale vénitien, on rit de bon cœur, de bon chœur si j’ose dire : les voix célestes habitaient des corps contrefaits** (ce qui n’est pas le cas de sa phalange féminine, ses «charmantes parisiennes»).
Mais aussi de diriger sa formation « originale » au double sens du terme, puisque c’est celle de la création, mais pas celle de la majorité des interprétations contemporaines : double chœur féminin et double orchestre, soit 6 sopranos et 6 mezzos, 4 violons, 2 altos, 2 violoncelles, 2 contrebasses, 2 théorbe, sans oublier l’orgue positif. Il les guide du bout des doigts, se fondant au milieu d’eux sur les crescendos, mais n’hésitant pas à les laisser finir seuls ; et s’effaçant bien sûr sur les saluts qui déclenchent des ovations bien méritées. Si la mécanique est bien huilée, fruit d’un travail patient, cela ne se voit pas : ne restent que la passion et le talent.
Ouverture avec la Messe Laudate pueri Dominum de Pierre Hugard (1726-1761) dont le maestro s’amuse à nous faire remarquer que « personne dans la salle ne le connaît ». Antonio Vivaldi (1678-1741) ensuite, dont tout a été dit, mais dont je ne peux m’empêcher de rappeler qu’il fut enterré à la fosse commune de Vienne, la même que Mozart, cinquante ans plus tard. Ses trois motets interprétés ce soir, Laetatus sum, In exitu Israel, Lauda Jerusalem, en particulier le premier, allègre et guilleret, sont une bien agréable mise en bouche ; mais on sent que l’essentiel est à venir.
Après l’entracte mené au pas de course, je reste tout en haut de l’amphithéâtre où j’apprécie pleinement l’acoustique du lieu, tant cette musique monte vers les sphères célestes.
Le Gloria. En douze parties, c’est l’un des cinq chants principaux de la liturgie catholique : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus (avec Benedictus), Agnus Dei. Il comprend l’un des textes les plus longs avec le Credo, d’où l’intérêt de traiter successivement ses versets dans un style musical contrasté.
Le Gloria est une louange, dite ou chantée, composée de trois éléments : les premiers mots sont empruntés à l’Evangile selon Saint Luc et reprennent le chant des anges s’adressant aux bergers, lors de la Nativité ; suit la louange proprement dite, destinée à Dieu le Père ; puis le texte s’adresse au Christ, et revêt parfois l’aspect d’une supplique ; il s’achève par une évocation du Saint-Esprit.
Dans une œuvre qui ne compte que proportionnellement peu d’œuvres sacrées, Vivaldi en a écrit 3 (voir la chronique éclairée de Gil Pressnitzer à ce sujet***), dont un a été perdu, vers 1700.
Mais on y retrouve son goût des contrastes, l’emploi de la ritournelle instrumentale, le dynamise irrésistible des mouvements rapides, l’efficacité des formules mélodiques simples et jubilatoires, la richesse des harmonies. Et surtout sa liberté d’inspiration et sa verve unique. Tout ce qui fait le génie du bonhomme.
Je sens vibrer en moi toutes les passions du génie vivaldien, « je mets à la voile ».
Un rappel très court et le Concert spirituel est prêt à reprendre la route vers d’autres publics enthousiastes, nous laissant ces vibrations subtiles, cette euphorie délicate, qui « donnent au cœur le calme, le prépare, l’ouvre à la parole et à la vérité de Dieu » (Martin Luther).
J’attends maintenant avec impatience le printemps (non pas celui du Quattro stagioni, quoi que je ne m’en lasse pas), mais celui des 6ème Rencontres de Musiques anciennes**** : Mozart, Musique baroque sicilienne par la Cappella Méditteranea, Romances et danses de la Renaissance espagnole par les Sacqueboutiers, Musica Méditteranea par le Troubadour Art Ensemble ; et jonglerie musicale, parce qu’à Odyssud le cirque a aussi droit de cité.
Ô Primavera…
E.Fabre-Maigné
17-XII-2012
** dans Stabat Mater, un roman qui a obtenu le prestigieux prix Strega (l’équivalent italien du Goncourt), le vénitien Tiziano Scarpa, évoque ces orphelines ou filles-mères, pauvres, au physique souvent ingrat, enfermées dans l’obscurité de l’Hospice sous la surveillance de sœurs-geôlières et entièrement dévouées aux œuvres du maestro (Le Livre de Poche).
*** Gil Pressnitzer sur son site Esprit nomades
**** du 2 au 19 avril 2013