De la musique et des mots
Après avoir victorieusement franchi le cap des tempêtes grâce à l’intrépide capitaine courageux Pascal Papini, maintenant la programmation du Théâtre Sorano peut voguer vers les eaux profondes sous la houlette de sa nouvelle directrice Ghislaine Gouby.
Déjà la plaquette de la saison donne le ton avec le portrait de King-Kong, comme pour se préparer à repousser tous les avions en piqué de la critique. Et cette saison est radicalement autre que celle du magicien Papini qui avait fait appel avec bonheur à des troupes déjà vues dans ce théâtre.
Et le cap s’infléchit dans cette saison qui s’ouvre beaucoup à la musique et aux mots des écrivains de notre temps. La magnifique acoustique de ce théâtre et l’amour passionnel de Ghislaine Gouby pour la chanson vont permettre d’entendre l’immense Éric Lareine, avec Loïc Antoine, marin à terre certes, mais grand navigateur de l’imaginaire dont il a fait tant de fois le tour des mots.
Aussi rare Bertrand Betsch le discret chanteur qui fait l’éloge de l’ombre, sera le bienvenu avec sa belle qualité d’écriture. Plus inattendue est la venue du très inégal Vincent Delerm, mais cette fois-ci dans un spectacle théâtral « Memory », paraît-il dégagé de la mièvrerie qui l’entoure.
Il y aura aussi Olivier Py dans son spectacle de cabaret burlesque où il se transforme en son double féminin, Miss Knife, sorte de créature cette fois-ci moins paillette, moins strass, plus grave et mélancolique, avec son fameux Tango du suicide qui lui permit de quitter fièrement son théâtre de l’Odéon en évoquant Nerval du haut de ses hauts talons.
Un spectacle sur les histoire(s) d’amour avec, nous l’espérons, Jeanne Cherhal, conté par Arnaud Catherine.
Les paroles d’auteur seront celles d’abord du doux et lumineux Christian Bobin, l’homme qui marche, texte superbe de 1995, mis en musique, ce qui est un sacré défi tant le texte de la voix de Bobin est fragile comme un fil d’araignée. D’ailleurs en voici un court extrait pour vous en montrer la belle évanescence : Il marche. Sans arrêt il marche. Il va ici et puis là. Il passe sa vie sur quelque soixante kilomètres de long, trente de large. Et il marche. Sans arrêt. On dirait que le repos lui est interdit. Ce qu’on sait de lui, on le tient d’un livre. Avec l’oreille un peu plus fine, nous pourrions nous passer de ce livre et recevoir de ses nouvelles en écoutant le chant des particules de sable, soulevées par ses pieds nus. Rien ne se remet de son passage et son passage n’en finit pas. (Le temps qu’il fait).
Philippe Minyana prolifique et controversé auteur dramatique (plus de quarante parfois inégales, parfois passionnantes comme La maison des morts) sera célébré deux fois par Laurent Brethome, d’abord dans un marathon de 48h, puis dans la revisitation d’une pièce inspirée d’un curieux fait divers, Tac. Mais ce metteur en scène qui nous avait éblouis dans Les Souffrances de Job saura faire parler les huit tonnes de papier qui meublent la pièce.
L’incontournable Valère Novarina sera mis en bouche, avec ces milliers de cours d’eau par Catherine Froment. La sulfureuse Christine Angot aura tout loisir pour déchiqueter la Lettre au Père de Kafka, déjà magistralement monté en 2012 au TNT avec l’extraordinaire Jean-Quentin Châtelain, et l’on ne voit pas comment ceci pourrait être surpassé, sinon en la dynamitant de l’intérieur, chemin que semble prendre miss Angot.
Comme il faut aussi de grands noms on frémit déjà à la venue de Jean-Louis Trintignant dans ses lectures de Prévert, Vian et du tendre pierrot blanc qu’était Robert Desnos. Robin Renucci lui va s’affronter, après tant d’autres, avec Mademoiselle Julie d’August Strinberg. Le défi est immense et on ne saurait parier qu’il en sortira vainqueur, tant la pièce est complexe et dépasse de loin les rapports de maître à l’esclave. D’ailleurs La fausse suivante de Marivaux donné par le collectif Far, joue aussi sur ces inversions de possession.
Des pauses lectures sur Sagan, Proust, surtout Romain Gary, démontreront l’attachement aux mots de Ghislaine Gouby.
Bien d’autres propositions, dont des nuits électriques, des expériences sensorielles, de la psychanalyse expliquée par le rire, de la danse, des spectacles pour enfant, du cirque avec Zanzibar, dont nous avons d’ailleurs eu un bel aperçu lors de la présentation.
Certes l’émerveillement des découvertes de l’an dernier avec Les souffrances de Job, Jardins d’incendie, La langue d’Anna, Personne ne veut y croire / La patrie des spectres par la compagnie La Zaranda le grand choc de la saison passée, Le jeu de l’amour et du hasard … sont encore dans notre mémoire.
Mais laissons à Ghislaine Gouby le temps de marquer son territoire de son empreinte. Et des surprises sont attendues. Elle a su faire une place à la richesse des artistes locaux, tout en voulant respecter l’identité et le poids de l’histoire du Théâtre Jules Julien et celui du théâtre Sorano. Bon vent donc pour cette nouvelle saison théâtrale.
Gil Pressnitzer