Pure fête de l’oreille et de l’œil, c’est peut-être l’œuvre la plus célèbre de Jean-Philippe Rameau, créée à Paris en 1735, l’une de celles dans laquelle le grand démiurge de l’opéra à la française libère, sans complexe, sa verve onirique endiablée. Un opéra-ballet « à tiroirs » dans toute sa splendeur, constitué d’une succession d’actes ou plutôt d’« entrées » précédées d’un Prologue, sans grand rapport entre elles, qui décrivent joies et fureurs de l’amour et de la guerre dans les « Indes » du XVIIIè siècle, chez les Turcs au large des côtes de Barbarie, parmi les Incas du Pérou, lors de le fête des Fleurs en Perse et au milieu des sauvages de la forêt américaine !!
Les Indes désignent alors tous ces pays que l’Europe est en train d’explorer et conquérir, ou avec lesquels elle engage des relations nouvelles. Le public n’est pas celui qui, éclairé, se prend d’affection pour le « bon sauvage », mais cela ne saurait tarder. L’Orient, surtout, y est source de fantasmes, comme l’Amérique. Le succès des Indes de 1735 à 1773 (320 représentations, intégrales et partielles, y compris à Versailles, Choisy, Arras, Bordeaux et Parme) devra beaucoup aux décors du florentin Servandoni, nommé premier peintre-décorateur et directeur des machines de l’Académie royale de musique en 1728.
Un livret tout à fait, extravagant! mais qu’importe puisqu’il est prétexte à une musique débordante de vitalité, sur des enfilades de danses.
«La qualité principale de la musique des Indes galantes réside dans le pouvoir suggestif des passages instrumentaux destinés à la danse. L’œuvre appartient au genre de l’opéra-ballet, elle est donc nécessairement prétexte à divertissement. Ce qu’on reprochait à Rameau, autrement dit la part relativement faible de l’action théâtrale au profit de la dimension symphonique, est à mon avis le point fort de ses ouvrages lyriques. Les passages purement instrumentaux, tant les ouvertures de chaque entrée que les danses, y ont un rôle prépondérant. La musique dansée de Rameau est toujours, par ailleurs, très suggestive, évocatrice d’un mouvement, d’une atmosphère. On entend le Zéphyr autant qu’on entend la Rose, cela d’une manière très picturale. L’harmonie, enfin, est l’autre grand révélateur du talent de Rameau, qui parvient à suggérer l’exotisme par l’étrangeté des sonorités d’accords, et ce sans jamais déroger aux règles de son propre langage.» Christophe Rousset.
Une action un peu toquée qui va de rebondissement en rebondissement, prétexte à des moments de mise en scène que l’on espère étonnants, voire éblouissants, car ici, c’est musique et chant et théâtre ! Un spectacle total. C’est Laura Scozzi qui a en charge, mise en scène et chorégraphie, excitante entreprise. L’artiste a beaucoup travaillé avec Laurent Pelly.
« Le sujet des Indes galantes trouve sa source dans son prologue, qui engendre quatre tableaux animés par des personnages et des intrigues autonomes dans la forme, mais fortement cimentés dans le fond. Le prologue nous donne la clé du déroulement de l’œuvre : à Hébé, déesse des jeux et des plaisirs, vient s’opposer Bellone, déesse de la guerre, incitant les adeptes d’Hébé à quitter sa demeure paisible (l’Europe) pour partir à la conquête de nouvelles contrées (les Indes) et récolter ainsi les lauriers de la gloire. Dans le contexte géopolitique de l’époque, le terme d’«Indes» désignait tous les pays à caractère exotique.
Dans le livret original des Indes galantes, la conquête de terres éloignées par l’Europe se manifeste de manière purement guerrière. L’Europe y joue toujours le beau rôle. Et même si du côté du cœur, les hommes européens n’arrivent pas toujours à conquérir les objets de leurs amours, du côté guerrier, ils affichent des succès retentissants. Le côté comique et sentimental de chaque tableau nous fait oublier ce patriotisme, mais il est bien présent, malgré la couleur divertissante de l’œuvre.
La géopolitique est aujourd’hui bien différente de ce qu’elle était à l’époque de Rameau. Cette lecture n’a donc plus de raison d’être, si on n’éprouve pas le désir d’une reconstitution historique. C’est mon cas. Me sentant terriblement ancrée dans le présent, j’ai dû chercher des parallèles plus contemporains. Qu’est-ce qu’un «turc généreux» de nos jours ? Qu’est devenue la Perse ? Quelles sont les menaces pour les forêts nord-américaines ? Si la mise en scène se met en rapport avec l’actualité, c’est parce qu’elle pose un regard contemporain sur les contrées et voyages dont il est question dans le livret. Un véritable parcours au gré des différentes manifestations de l’individualisme se décline dans tous les tableaux.… » Laura Scozzi, qui a donc fait le choix de la lecture sur le mode « sérieux » de préférence à une lecture sur le mode « frivole ». De ces deux lectures tour à tour engagée et galante de cet opéra exotique, laquelle est la bonne ? Vous en aurez l’idée au moins pour l’une après cette série de représentations ! Mais, peut-être, sera – t – il salutaire et raisonnable d’oublier aussitôt la dite signification, un peu comme le public raffiné et un brin écervelé de l’Opéra du Palais-Royal en 1735, et sûrement aussi comme Rameau lui-même, et ne voyons dans cet opéra-ballet à “tiroirs“ qu’un spectacle souverainement libéré de tout “fil“ de l’action, qu’une pure fête de l’oreille et de l’œil, qu’une “suite de fêtes“, partie intégrante d’un spectacle total, feu d’artifice de toutes les joies sensorielles, tel que doit être le théâtre d’opéra.
A la direction musicale et avec son ensemble Les Talens Lyriques, Christophe Rousset a choisi la version particulière dite de … Toulouse. La distribution est parfaitement aguerrie à l’art du chant dans les opéras baroques. On pourra retrouver des chanteurs dans deux, ou trois des Entrées ou du Prologue.
Michel Grialou
Théâtre du Capitole du 4 mai au 15 mai : Réservation
Christophe Rousset © Eric Larrayadieu