Une rétrospective des films de François Truffaut est à l’affiche de la Cinémathèque de Toulouse.
François Truffaut avait 22 ans lorsque parut en janvier 1954, dans les Cahiers du Cinéma, son pamphlet contre l’académisme d’une génération de réalisateurs bien installés qui se complaisaient dans le confort d’une «tradition de qualité française». Visant en particulier Jean Delannoy et Claude Autant-Lara, la missive intitulée «Une certaine tendance du cinéma français» fit grand bruit : elle annonçait avec fracas l’émergence imminente de ce qu’on appellera plus tard la Nouvelle Vague. Truffaut débute alors une fructueuse collaboration avec Arts Spectacles, un hebdomadaire assez marqué à droite, dans les colonnes duquel il signera plus de cinq cents articles en cinq ans. Aujourd’hui réunis dans un recueil, ces textes révèlent une plume directe et sans concession, une critique inédite dans la presse d’alors. «Pour la première fois, au lieu de dire “C’est bon! C’est mauvais!”, j’ai commencé à essayer d’imaginer comment ça aurait pu être bon ou pourquoi c’était mauvais», raconta Truffaut qui usa de cette tribune pour pilonner les institutions et les professions du cinéma (festivals, syndicats, production, etc.), fomenter des polémiques qui resteront célèbres (Delannoy, Autant-Lara, etc.), dresser le portrait de ses acteurs et réalisateurs de prédilection (Marilyn Monroe, James Dean, Alfred Hitchcock, Fritz Lang, Howard Hawks, Sacha Guitry, Max Ophuls, Jean Renoir, etc.) et défendre les aspirations d’une nouvelle génération (Agnès Varda, Jacques Rivette, Roger Vadim, Robert Bresson, etc.).
Au cours de l’été 1957, il réalise son court métrage « les Mistons » avec Bernadette Laffont, puis abandonne la critique l’année suivante pour se lancer dans l’écriture de son premier long. Égratigné par Truffaut dans les Cahiers lors de la parution de son « Panorama du film noir » coécrit avec Étienne Chaumeton, Raymond Borde (fondateur de la Cinémathèque de Toulouse) dira en 1960 au sujet de son détracteur: «C’était une sorte de Bazin méchant, c’est-à-dire qu’il avait les croyances et les limites d’un homme de droite, mais qu’il trempait sa plume dans le vinaigre, là où Bazin [ndr. le patron des Cahiers] ratiocinait. Ceux qu’il attaquait eurent la faiblesse de répondre et lui donnèrent de l’importance. Il ne cherchait rien d’autre : on parlait de lui.»(1)
Inspiré de ses jeunes années tourmentées, son premier long métrage triomphe en 1959 au Festival de Cannes : « les Quatre Cents Coups » y remporte le prix de la mise en scène. Mariée au cinéaste de 1957 à 1964, Madeleine Morgenstern assure, à propos de la veine biographique du cinéma de Truffaut : «François lui-même a beaucoup dit qu’il s’inspirait de son enfance et de sa jeunesse. Là où la grille de lecture biographique est la plus pertinente, c’est quand même pour « les Quatre Cents Coups ». Le portrait des parents est fidèle à la réalité. La mère, je ne pense pas que c’était une méchante femme. Elle a beaucoup souffert d’être fille-mère dans une famille catholique très conservatrice. On l’a enfermée au Bon-Pasteur, et on a mis l’enfant en nourrice. C’est d’abord sa grand-mère maternelle qui a élevé François et lui donné le goût de la lecture. Ensuite, elle est morte.»
Madeleine Morgenstern poursuit : «Heureusement, la mère de son beau-père – Roland Truffaut a épousé la mère de François après sa naissance et l’a adopté – aimait beaucoup ce petit garçon et le prenait souvent chez elle. François est arrivé dans le petit appartement de sa mère et son beau-père, rue de Navarin, tardivement, après le mariage. Pour préserver l’illusion d’un enfant légitime, on trichait sur son âge en le faisant passer pour plus jeune qu’il n’était, mais il avait lu en cachette les livrets de famille et savait à quoi s’en tenir. Ce qui est sûr, et qu’on voit dans le film, c’est que son beau-père était plus attentif et plus gentil avec lui que sa mère. Elle, elle l’ignorait. François disait qu’elle ne l’a jamais appelé par son prénom. Tout ce qu’elle voulait, c’était qu’il reste sans bouger, donc il a beaucoup lu.»
Madeleine Morgenstern raconte que François Truffaut «reprochait à ses parents, par exemple de partir quarante-huit heures “faire du rocher” à Fontainebleau, de le laisser tout seul… et d’oublier de laisser de l’argent. Parfois, il en chipait dans le porte-monnaie de ses parents ou il gardait la monnaie quand on lui demandait d’acheter du pain. François n’avait jamais imaginé que son film puisse être sélectionné à Cannes. Et une fois à Cannes, le film a eu un retentissement incroyable. Là-dessus, les voisins ont commencé à bavarder : “Ah, mais on les connaît…”. Au point que les parents se sont sentis cloués au pilori. François leur a écrit une lettre pour dire qu’il était désolé de l’ampleur que ça prenait. Il a reçu une lettre rageuse en retour. Alors, il leur a écrit tout ce qu’il avait sur le cœur. Beaucoup plus tard, il m’a dit plusieurs fois : “Si je refaisais « les Quatre Cents Coups », je ferais un film beaucoup plus dur.”»
Selon Madeleine Morgenstern, «ce qui a été douloureux pour François Truffaut, c’est que ce sont ses parents qui sont allés demander au juge de le mettre dans un centre pour mineurs délinquants parce qu’il avait volé de l’argent pour son ciné-club. Il l’a ressenti comme une trahison. En général, les parents vous sauvent de ce genre de situations. Ce qui n’a pas amélioré sa situation, c’est qu’il s’est engagé pour l’Indochine – surtout parce qu’il avait beaucoup de dettes, et qu’il voulait toucher la prime – et qu’il n’a pas rejoint le contingent. Il a fait de la prison militaire, puis de la prison psychiatrique. Il en a beaucoup bavé. Il n’a jamais mis en scène tout ça, c’est resté dans le domaine intime. Évidemment, il a trouvé des gens qui l’ont vraiment pris en amitié, dont André Bazin qui a fait jouer toutes sortes de relations pour qu’il puisse sortir du centre des mineurs délinquants. Il a habité chez Janine et André pendant plus d’un an. Ils étaient ses parents d’élection. Malheureusement, André était très malade, il est mort au début du tournage des « Quatre Cents Coups ». François en a été très affecté et lui a dédié son film.»(2)
« Les Quatre Cents Coups » est le premier d’une série de cinq films narrant les aventures chaotiques d’Antoine Doinel, le double du cinéaste incarné par Jean-Pierre Léaud dans « Antoine et Colette » (1962), « Baisers volés » (1968), « Domicile conjugal » (1970), « l’Amour en fuite » (1979). Biographe de Truffaut, Antoine de Baecque raconte que «début 1968, Truffaut sort de quelques années déprimantes. Depuis « Jules et Jim », en 1962, aucun de ses films ne l’a vraiment satisfait : « La Peau douce » a été un échec critique et commercial ; « Fahrenheit 451 » une croix à porter ; « La mariée était en noir » ne l’a pas amusé ; la Nouvelle Vague s’est dispersée et Françoise Dorléac, la sœur aînée de Catherine Deneuve, la grande amie qui le faisait rire, vient de se tuer en voiture sur une route de la Côte d’Azur. Dans ce contexte morose, le réalisateur envisage un nouveau départ avec le personnage qu’il a inventé dans « les Quatre Cents Coups ». Retrouver son alter ego, ce personnage aimé et déjà populaire incarné par Jean-Pierre Léaud, représente une bouffée d’oxygène, une promesse de succès et l’assurance que la vie peut redevenir plus légère.»(2)
Comme le confesse François Truffaut, «le cycle Doinel est arrivé de façon très accidentelle. « Les Quatre Cents Coups » ayant été accueilli au-delà de toute espérance, je n’avais pas envisagé d’en faire la suite pour ne pas avoir l’air d’exploiter un succès, probablement par réflexe puritain. Je pense que j’ai eu tort et je l’ai regretté, parce que j’ai ainsi laissé passer, sans la filmer, l’évolution physique de Léaud de treize à dix-neuf ans. Je suis un nostalgique, mon inspiration est constamment tournée vers le passé. Je n’ai pas d’antennes pour capter ce qui est moderne, je ne marche que par sensations ; c’est pourquoi mes films – et plus particulièrement « Baisers volés » – sont pleins de souvenirs et s’efforcent de ressusciter la jeunesse des spectateurs qui les regardent. Un dimanche matin, la télévision diffusait une scène extraite de « Baisers volés » montrant Jean-Pierre Léaud et Delphine Seyrig. Le lendemain, je suis entré dans un bistrot où je n’avais jamais mis les pieds et le patron me dit : “Tiens, je vous reconnais… Je vous ai vu hier à la télévision”. Or ce n’était évidemment pas moi qu’il avait vu à la télévision, mais Jean-Pierre Léaud jouant Antoine Doinel. Je raconte cette histoire car elle illustre assez bien l’ambiguïté (en même temps que l’ubiquité!) d’Antoine Doinel, ce personnage imaginaire qui se trouve être la synthèse de deux personnes réelles, Jean-Pierre Léaud et moi.»(3)
Antoine Doinel est bien sûr un grand cinéphile, comme Truffaut dont la filmographie est une savante déclaration d’amour à ses maîtres du passé. Véritable «homme-cinéma», le cinéaste interprète l’un des rôles principaux dans trois de ses films (« L’Enfant sauvage », »La Chambre verte », »La Nuit américaine »), et distribue très souvent ce rôle à des acteurs dont la silhouette banale s’approche de la sienne, celle d’un homme fin et pas très grand (Jean-Pierre Léaud dans le rôle de Doinel et dans « les Deux Anglaises et le Continent » et « la Nuit américaine », Charles Aznavour dans « Tirez sur le pianiste », Jean Desailly dans « la Peau douce », Charles Denner dans « l’Homme qui aimait les femmes », Jean-Louis Trintignant dans « Vivement dimanche », etc.). Également scénariste et producteur, il finit par occuper une place centrale au sein du cinéma hexagonal.
À l’annonce de sa disparition en 1984, Serge Daney rappelle dans Libération que «Truffaut fut un modèle d’organisation allant jusqu’à la manie et à la volonté de prévoir au maximum les grands effets des petites causes et vice-versa. Son intelligence de la situation du cinéma, la façon très pragmatique dont il s’appuie sur l’expérience des grands cinéastes du passé, la relative modestie de son projet esthétique lui donnent les moyens, dès son premier film, de se penser lui-même comme producteur. À l’époque, ce goût de l’indépendance ne fut pas perçu. Pourtant, c’est à ce goût que Truffaut (via sa maison de production les Films du Carrosse) devra de bâtir, comme un entrepreneur, une petite machine de production reliée au cinéma français, suffisamment personnelle pour lui permettre, de temps à autre, un film plus intime, donc plus risqué (« La Chambre verte », « La Femme d’à côté »). Autonomie relative, mais réelle.»(4)
L’ex-critique frondeur sera reconnu unanimement de son vivant, et bien au-delà de nos frontières, comme une figure tutélaire et emblématique du cinéma français. Récompensé par une pluie de César en 1980 pour « le Dernier métro », il fut alors parfois taxé d’académisme. Mais pour Frédéric Bonnaud, «Truffaut est un cinéaste classique (mais moins que Rohmer, qui en est la perfection), nourri d’un cinéma que son activité critique puis pédagogique a largement contribué à rendre “classique” et qu’il a décortiqué pour apprendre à l’appliquer. Il emploie une grammaire effectivement classique, qu’il maîtrise sur le bout des doigts, afin de pousser dans ses ultimes retranchements narratifs le classicisme cinématographique, et de déterminer jusqu’à quel point il est encore efficient, employé dans le traitement de sujets qui ne sont pas les siens, à peine des histoires. Cette attitude expérimentale sur un corpus déterminé est le contraire d’une démarche académique.»(5)
Coauteur avec Antoine de Baecque de la biographie de référence du cinéaste, Serge Toubiana prévient: «Dans ses vingt-et-un longs métrages, ce qui est frappant, ce sont les correspondances, les passages secrets, les clins d’œil plus ou moins visibles d’un film à l’autre. Et surtout, la cohérence d’ensemble. Truffaut était un homme à idées fixes. Et s’il y a des fuites, elles sont à l’intérieur même de l’œuvre. Ce qui est séduisant chez lui, c’est qu’il est un homme installé dans son travail et un autodidacte formidablement cultivé et obsédé par la transmission. Sa principale préoccupation a toujours été d’aller à l’essentiel et de prendre le spectateur par la main, en se concentrant sur le récit et les sentiments. La force de son cinéma était de s’adresser était de s’adresser intimement au spectateur comme s’il s’adressait à chacun d’entre nous. Ce passeur intelligent et généreux a aidé beaucoup de gens, de Claude Miller à Jean-François Stévenin… Il est mort très jeune et a laissé un vide : tout à coup un maillon essentiel a disparu et c’est tout l’édifice du cinéma français qui est devenu bancal.»(2)
Le cinéma de Truffaut a nourri de nombreux cinéastes à travers le monde. Parmi eux, certains ont construit la majeure partie de leur filmographie en compagnie d’un acteur, tel le Taïwanais Tsai Ming-liang qui a choisi Lee Kang-sheng pour interpréter le rôle principal de tous ses films – ce dernier allant même jusqu’à croiser Jean-Pierre Léaud lors d’un séjour parisien dans « Et là-bas, quelle heure est-il ? ». Côté français, après avoir filmé inlassablement Louis Garrel dans plusieurs films, Christophe Honoré s’est choisi Vincent Lacoste pour double dans ses deux derniers opus. Quant à Arnaud Desplechin, grand passionné du cinéma de Truffaut, il a tourné la plupart de ses films avec Mathieu Amalric.
(1) Premier Plan n°10 (juin 1960)
(2) Le Point (10/10/2014)
(3) cinematheque.fr
(4) Libération (22/10/1984)
(5) Les Inrockuptibles (27/06/2000)
Rétrospective, jusqu’au 22 décembre, à la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.
Lire : « Chroniques d’“Arts Spectacles” (1954-1958) », François Truffaut (Gallimard, 2019)