L’été indien ou l’été des Indiens (expression d’origine nord-américaine popularisée par Joe Dassin, en France où l’on parle d’été de la Saint-Martin) est une période de temps ensoleillé et radouci, après les premières gelées de l’automne et juste avant l’hiver.
Les deux derniers concerts auxquels j’ai assisté m’ont fait exactement cet effet-là.
Le 9 octobre, Éric Bibb, était comme chez lui à la salle Nougaro (1) dans une atmosphère estivale tant le public l’attendait avec impatience, sans une place de libre ; et il le lui a bien rendu, soufflant superbement sur les braises du blues.
Dans le hall, avant le concert, j’entendais dans ma tête un de mes disques de chevet, Lead Belly’s Gold, enregistré en avril 2015, en public au Sunset à Paris, avec l’harmoniciste Jean-Jacques Milteau (qu’on ne présente plus) et le batteur Larry Crockett : à travers cet hommage, Eric Bibb et JJ. Milteau entendaient célébrer l’héritage de ce géant, à la vie chaotique, le tout premier musicien de blues rural à se produire en Europe dès 1949, et ils s’appropriaient en beauté des classiques tels que Goodnight Irene et Midnight Special, ou encore le très militant Bourgeois Blues.
« Leadbelly, après avoir déversé vos tripes sur les planchers de sang et de boue de tripots, où des rednecks ivres et fous vous auraient bien cloué en croix comme le Christ, vous avez survécu dans un monde dangereux pour un poète noir ».
J’entendais aussi une belle version d’Hold the ladder par Eric Bibb en duo avec Big Daddy Wilson, un autre bluesman passé par la Salle Nougaro.
Cette fois-ci, Bibb venait nous présenter Global Griot, une belle aventure entamée avec le koriste-chanteur Solo Cissokho : celui-ci ayant hélas disparu prématurément le 4 mai dernier, la tournée continue à sa mémoire.
Physique d’éternel jeune homme et de statue africaine, costume gris classieux, chaussures à revers rouge, coiffé de son éternel chapeau, sonPork Pie Hat cher à Lester Young, Eric Bibb est entré seul sur scène et a entamé un bon vieux blues à la guitare acoustique, de sa voix de velours tout de suite reconnaissable. D’entrée, il a dédié le concert à son ami Solo Cissoko, tandis qu’il était rejoint par le batteur Paul Robinson, (20 ans celui de Nina Simone !), le géant bassiste Neville Malcolm, et le guitariste électrique Christer Lyssarides (mon seul bémol de la soirée).
Bibb a revisité avec bonheur le Going Down The Road Feeling Badde Woody Guthrie. Dans On My Way To Bamako, il a décrit son plaisir quand il arrive chez son ami Habib Koité avec qui il a créé ce morceau.
« Bamako » @ Salle Nougaro Toulouse
Le petit côté calypso ou musique hawaïenne donné par le guitariste aux chansons est sûrement voulu, mais il ne m’a pas enchanté ; question de goût. Le public quant à lui a tapé chaleureusement dans ses mains, prêt à danser.
Heureusement, retour au Blues des vieux Bluesmen avec The devil in my pocket, It’s a Needed Time, With My Maker etc. où la voix plus éraillée fait merveille.
Nouvelle baisse d’intensité, pour moi, quand est venu le duo très romantique, avec son épouse Ulrike, extrait de leur album Pray sing love qui a fait fondre le couple énamouré assis à côté de moi.
Mais je me suis régalé au final avec le classique et très beau I Wish I Was A Mole In The Ground :
… J’aimerais être une pierre sous la pluie
Si j’étais une pierre sous la pluie
Je ne ressentais aucune douleur
J’aimerais être une pierre sous la pluie
Je voudrais être un arbre dans les bois
J’aimerais être un arbre dans les bois
Si j’étais un arbre dans les bois
Je saurais où je me tenais
Je voudrais être une taupe dans le sol
J’aimerais être une pierre sous la pluie
J’aimerais être un arbre dans les bois
Je saurais où je me tenais
Je saurais où je me tenais
Je voudrais être une vague sur la mer…
Je voudrais être un bébé dans les bras de ma mère (Oh, c’est tellement bon)
Si j’étais un bébé dans les bras de ma maman (Oh Seigneur)
Personne ne me ferait du mal (Non non).
Juste avant, seul à nouveau, Bibb s’était levé pour chanter a cappella une chanson comme une prière, dans la grande tradition du gospel et du blues, pour les migrants de tous les horizons. Son album, Migration Blues, en 2017, résonnait déjà de l’actualité et empruntait les routes d’un genre musical porteur d’espoir d’un monde meilleur pour tous. « Avec cet album, je souhaite nous encourager à garder nos esprits et nos cœurs grands ouverts sur la détresse des réfugiés où qu’ils soient. L’histoire le prouve, chacun de nous descend de gens qui à un moment ou un autre ont été forcés de partir. »
À 65 ans et une quarantaine d’albums à son actif, cette profession de foi personnelle et artistique a donné le ton de la démarche artistique d’Eric Bibb, citoyen d’un monde qu’il décrit et parcourt une guitare à la main ; tout à fait dans la tradition de ses ancêtres, militants et musiciens.
Et ila du qui tenir : il est le fils de l’acteur et chanteur Leon Bibb, l’un des grands chantres de la lutte pour les droits civiques,et le neveu de John Lewis, pianiste délicat et fondateur du célère Modern Jazz Quartet.
Eric a pris le relais des troubadours du blues d’autrefois en s’intéressant à notre quotidien comme aux problèmes actuels de la planète avec une justesse de ton et un sens poétique qui font souvent défaut à nombre de ses coreligionnaires actuels. Depuis plusieurs décennies, la popularité d’Eric sur tous les continents a largement contribué à la diffusion d’un message de paix, d’espoir, de tolérance et de non-violence. Sur une musique éternellement jeune qui ne cesse de nous émouvoir au plus profond.
Merci Mister Bibb (et merci la Salle Nougaro).
PS. A ne pas y rater le vendredi 15 novembre Yapuntoet ses musiques afro-colombiennes, le jeudi 23 janvier 2020 le Trio Joubran, trois ouds pour « uneexpérience incroyable, une vraie récompense »comme dit Roger Watters, ex-bassiste et chanteur de Pink Floyd, ou le Vendredi 27 mars 2020 Sarah McCoy, la Nouvelle Orléans chevillée au cœur. Entre autres…
Le 17 octobre, je suis allé par contre dans un lieu insolite pour un concert, mais finalement tout à fait adapté : la Librairie Ombres Blanche de Toulouse (2).
Excellente initiative, à renouveler, au milieu des livres, Eric Lareine venait y prêter sa voix à Robert Wyatt.
« Qui ? » me demanderont les plus jeunes.
Né le 28 janvier 1945, personnalité secrète et vénérée de l’histoire du rock anglais, le batteur, chanteur et multi-instrumentiste, Robert Wyatt (3) est définitivement en marge. Toujours à la pointe de l’expérimentation, mais complètement à l’écart de tout mouvement, il s’est bâti un univers très personnel, marqué entre autres par le jazz moderne, la musique électronique, le dadaïsme, l’idéal communiste et les comptines pour enfants. Malgré cette position atypique, il mérite d’être cité parmi les personnalités phares du rock et des musiques progressives.
Christian Thorel, le démiurge d’Ombres Blanches, lui voue un véritable culte ; et il nous a accueilli en évoquant Georges Perecl’Oulipien, auquel l’anglais le faisait penser quand il l’a découvert dans sa jeunesse d’intellectuel militant.
Depuis qu’il a pris son élan du haut d’un quatrième étage,
il n’a plus le choix, Robert, il joue du piano assis.
Mais dans son piano, dans sa voix, son inspiration,
subsistent toutes les couleurs de tous les ballons
de cette dernière fête à Canterbury.
Artiste hors norme, Eric Lareine (4) mouille sa chemise tout autant pour une cinquantaine de personnes au Théâtre de la Digue, hélas disparu aujourd’hui, ou au Bijou, que devant un Théâtre des Nouveautés à Tarbes archi-comble. Il chante comme un beau diable, c’est sans doute pour cela que plus il prend de l’âge, plus il rajeunit; et nous avec. Il danse avec les mots. Mais il sait qu’il suffit d’un grain de sable pour faire dérailler la machine, que la vie ne tient qu’à un fil :
Sur scène, où il faut le voir sur le vif, c’est rock et performance littéraire, par exemple dans « Embolie », suite à un accident cardiaque, ou le voyage au cœur d’un homme, un journal de bord, un road-movie intime écrit à l’encre rouge. Que ce soit avec le groupe Leurs enfants, ou avec le guitariste Pascal Maupeu (qui l’accompagnait ce soir-là à Ombres Blanches) pour le spectacle Ellis Island, où il rend hommage aux émigrants de toutes les nationalités, il donne ses tripes comme les chanteurs de Blues.
Et ce n’est pas par hasard que sa lecture en musique de Mister Wyatt m’a fait penser à cette création.
Sous la poésie de Wyatt se bousculent les luttes sociales, les génocides, l’injustice… Nonsense, rage et dépouillement, générosité, solitude et complicité, folie, mélancolie, fragilité, tout cela mis à nu dans une musique désormais épurée mais si profonde : la fleur du Rock.
Nappes planantes ou riffs saturés sont le socle parfait pour que Lareine puisse poser l’adaptation française de ces textes souvent pataphysiques ; en y glissant parfois un petit solo d’harmonica ou un chorus a cappella à la manière de Jack Kérouac.
J’ai une tendresse particulière pour The Sea Song, La Chanson de la Mer :
Tu sembles différente à chaque fois
Tu viens de l’écume mousseuse de la mer
Ta peau brille doucement au clair de lune
Une partie poisson-chat Une partie marsouin
Une partie bébé baleine
Suis-je de ta race ? Es-tu de la mienne ?
Pouvons-nous jouer ensemble ?
Je sais que tu es une bête de saison
Comme une étoile de mer
Qui dérive avec la marée
Tu seras différente au printemps,
Mais jusqu’à ce que ton sang coule
A la prochaine pleine lune
Ta colère s’accommodera agréablement
Avec la mienne
Ta folie s’accordera habilement
Avec la mienne
Les algues emmêlées sur les rochers
Me rappellent ta chevelure
Et tes rotondités postérieures
S’il te plait n’attends pas que les courants chauds
Ne nous entraînent loin l’un de l’autre
Enlaçons-nous et roulons dans les vagues
Nous irons dans l’eau profonde
Avec la tête au-dessus nageoires
Nos enfants ne grossiront pas à l’intérieur
De ta glande mammaire
Mais enterrés profondément sous le sable
Où ils entendront la chanson de la mer (ter)
PS1. Je n’ai pas pu assister à la 2epartie, William Blake, Le mariage du ciel de de l’Enfer où Éric Lareine et Pascal Maupeu ont été rejoints par le Duo AGAFIA : Laurent Paris : batterie, percussions, et Marc Maffiolo : sax basse, sax ténor ; mais je suis persuadé que la poésie a continué à bruler de tous ses feux.
PS2. Le même soir, une rencontre passionnante a eu lieu auparavant avec Jim Fergus pour son roman Les Amazones, 3evolet de sa trilogie Mille Femmes Blanchespubliée par Le Cherche-Midi. Pour ceux qui aiment les Amérindiens et les beaux personnages de femmes.
Pour en savoir plus :
2) https://www.ombres-blanches.fr
3) Né à Bristol, Wyatt débute néanmoins sa carrière musicale à Canterbury, au sein des Wilde Flowers, rebaptisés Soft Machine en 1966. Après « Third »(1969), où l’on trouve avec le magnifique Moon in june, il finit cependant par se lancer en solo et publie son premier album, « The End Of An Ear »,en 1970. D’emblée son style s’affirme : des chansons construites sur des rythmiques rock et des accords jazz, sous l’influence de Miles Davis, Gil Evans ou Weather Report.
En tant que musicien de studio, il participe également aux premiers albums de ses vieux amis Kevin Ayers et Daevid Allen (Gong), ainsi qu’à « The Madcap Laughs »de Syd Barrett. Retenté par une expérience de groupe, il fonde en 1972 Matching Mole, où figure un autre ancien de Canterbury : David Sinclair, ex-claviériste de Caravan. Plutôt instrumental et hermétique, leur premier album éponyme contient néanmoins une superbe ballade : « O Caroline », où la voix de Wyatt se montre plus mélodieuse et émouvante que jamais.
En 1973, il tombe par la fenêtre d’un premier étage. Il survit, mais perd l’usage de ses jambes et donc, quasiment celui de sa batterie. « Rock Bottom »,la fleur du Rock ou le fond du Rock, qui s’en suit, est reconnu la plupart du temps comme son chef-d’œuvre : mélancolique, faussement minimaliste, et planant. Dans les années 80, Wyatt reste toujours aussi prolixe et, contrairement à beaucoup, ne cède pas à la tentation des arrangements clinquants qui ont marqué la décennie. Au contraire, son univers reste intimiste et discret, toujours tourné vers la comptine savante et ironique : en ces temps troublés, marqués par la crise économique, son engagement communiste se précise. Néanmoins, ses reprises délirantes et minimalistes de « L’Internationale »ou de « Guantanamera »prouvent qu’il a su vivre cette implication politique avec un indéniable humour !
J’ai vu Soft Machine sur scène à Lyon en 1969 : backstage, je n’en perdais pas une miette et je garde le souvenir d’un géant à la longue chevelure blonde, torse nu, une caisse de bière blondes à côté de lui, et chantant ce scat mémorable : « Moon In June »! Mais je l’ai vu aussi, invité par Henry Cow à un concert mémorable au Théâtre des Champs Elysées à Paris, où en arc de cercle autour de lui, Robert, dans sa chaise roulante, un plaid écossais sur les jambes, ils lui ont rendu hommage et il chantait toujours aussi merveilleusement. Mon ami Serge Faubert a eu la chance, quant à lui, de le faire chanter sur deux titres de son disque solo.
Robert Wyatt est traduit et édité en France par Jean-Michel Marchetti : How can I rise if you don’t fall ?
4) Éric Lareine est un auteur-compositeur-interprète et homme de spectacle français inclassable, né à Charleville, comme un certain Arthur Rimbaud, en 1954. Ancien charpentier, ancien peintre en lettres, il débute sa carrière artistique en 1981, comme comédien et danseur dans la troupe de la chorégraphe Katja Cavagnac à Villefranche de Rouergue. Mais il pousse déjà la chansonnette populaire :
De 1984 à 1987, Éric Lareine est le chanteur et l’harmoniciste du groupe Récup’Verre. C’est en 1988 qu’il adopte le patronyme « Lareine » et commence à se produire sous ce nom. Il participe au Printemps de Bourges en 1989 avec son groupe, dissous peu après, et ponctuellement aux spectacles de la compagnie Royal de Luxe. Son goût des voyages transparait dans son écriture:
Éric Lareine crée plusieurs spectacles pour la scène (La rue de la sardine en 1990, adapté de John Steinbeck, Le Grand Tamour en 1991, Opéra Nostra en 1995, adapté de The Beggar’s Opera de John Gay) et Requiem enfantinavec Bernardo Sandoval au Théâtre National de Toulouse en 2004. De Plaisir d’offrir, joie de recevoiren 1992 à L’Évidence des contrastes en 2014 en passant par L’Ampleur des dégâts, et J’exagère, il est avant tout auteur, chanteur et harmoniciste, mais aussi danseur.
Eric Lareine est « quelqu’un d’entier, vraiment d’unique, un artiste superbe, et un bon copain » dit de lui Loïc Lantoine, avec qui il a créé 2012 : Les Étrangers familiers, un salut à Georges Brassens ; preuve s’il en est de sa passion des beaux mots et des belles mélodies. Et n’oublions pas qu’il aime aussi chanter Léo Ferré avec son ami Jean-Luc Amestoy au piano.