Début des années 80 en Chine, Yaojun (Wang Jing-chun) et Liyun (Yong Mei) mènent une existence heureuse, entourés de deux couples d’amis. Tous les six travaillent ensemble au sein d’une usine, se retrouvent durant leur temps libre pour des moments de détente.
L’amitié est si forte que Yaojun et son épouse forment avec le premier couple, moins fantasque que le second, une famille, au point d’organiser une fête d’anniversaire commune pour leurs fils du même âge, chaque mère étant la marraine du garçon de l’autre et les deux étant comme des frères. Alors que le régime impose la mise en place de la politique de l’enfant unique, une tragédie va bouleverser leur vie.
Si les occidentaux ont l’habitude de représenter le temps par un axe fléché où viennent se positionner par ordre chronologique chaque événement matérialisé par un point sur la droite, celui-ci est une suite de boucles que chaque événement transperce de part en part pour les orientaux : tout reviendra un jour et les leçons tirées du passé permettent d’être mieux préparé face à la répétition des situations jusqu’à atteindre l’équilibre le plus stable pour avancer dans la vie.
So Long, My Son est construit autour de cette notion de cycle où différents fragments d’événements et d’émotions des vies de Liyun et Yaojun se côtoient. Ainsi, le présent et le passé ne cesseront de se succéder dans cette narration entrelacée, engendrant dans un premier temps un trouble dans la réception du film ; le spectateur pourrait, en effet, être tenté de remettre en cause la véracité des images du passé ou échafauder des scénarios permettant d’expliquer ces ellipses où le présent semble contredire le passé.
Malgré cette impression initiale de confusion, l’habileté d’un montage extrêmement fluide de ces allers-retours temporels permet, sans nuire à la compréhension globale du récit, non seulement de changer d’époque sur plusieurs décennies pour un lieu donné, mais aussi d’espace géographique où des scènes similaires se reproduisent. Le vieillissement des acteurs, les costumes, les détails des décors, que ce soient l’appartement de Liyun et Yaojun ou des bâtiments tels l’hôpital ou les rues de la ville, participent aussi, bien évidemment, à distinguer la décennie, mais sont autant de rappels d’un passé douloureux. Les trois heures du film semblent au bout du compte en durer à peine plus de deux grâce au délicat montage et à l’alternance des points de vue des personnages.
Difficile de ne pas penser aux fresques de Jia Zhang-Ke, qui appartient avec Wang Xiaoshuai à la sixième génération des cinéastes chinois, dite aussi des « enfants de Tiananmen », même si les siennes sont traitées chronologiquement. Impossible d’écouter « Go West » et « Y.M.C.A » sans penser à Au-delà des montagnes et Les Éternels. Si la seconde reprise de « Auld Lang Syne » dans So Long, My Son pourrait faire redouter l’installation d’une lassitude du fait de l’utilisation d’une chanson nettement moins entraînante que celles choisies par Jia Zhang-Ke, le dialogue qui accompagne la troisième diffusion dissipe toute crainte.
Les mutations de la Chine, pourtant capitales dans le film, n’en constituent pourtant pas le cœur qui réside dans les sentiments des personnages. Les thématiques chères au réalisateur Wang Xiaoshuai se déclinent dans sa nouvelle œuvre : l’importance de la transmission père/fils dans 11 Fleurs (Wang Jing-chun y interprétait déjà le père), la quête d’identité et l’obstination de Bejing bicycle, ainsi que la désindustrialisation des villes et la culpabilité de Red Amnesia sont elles de nouveau abordées ici, comme les non-dits. À ce sujet, le réalisateur déclare dans le dossier de presse :
La grande majorité de la population chinoise a l’habitude que la vie des individus soit organisée en fonction de la société et de ce que décident les hommes politiques. Maintenant qu’on peut de nouveau avoir plusieurs enfants, je me suis rendu compte que ça n’a pas donné lieu à beaucoup de débats, qu’il n’y a pas eu de libération de la parole. Ça m’a interpellé et je continue de réfléchir sur le pourquoi de ce silence qui est un sujet en soi. Les priorités des chinois ont changé : ce qui anime les gens aujourd’hui, c’est la quête d’enrichissement personnel, comme s’ils avaient tourné la page de la politique de l’enfant unique sans en faire le bilan.
Malgré ce constat, la deuxième grande réussite du film est de faire ressentir de l’empathie pour chacun des personnages : quels que soient leurs actes, leurs choix, leur hiérarchie les uns par rapport aux autres, tous sont victimes de ce régime qui a conduit aux transformations sociales, politiques et humaines du pays. Les pratiques de la République populaire de Chine sont jugées, pas ceux qui les subissent et les appliquent. La culpabilité et l’incapacité à se pardonner hantent chaque moment de leur vie qu’ils poursuivent avec dignité et résilience. Avec une économie de dialogue, un jeu d’acteur minimaliste, sans pathos ni maniérisme, et une caméra pudiquement à distance des moments dramatiques, les sentiments des personnages s’exaltent et nous bouleversent : la cérémonie officielle pour célébrer les qualités de Liyun est vécue comme une déchirure. Tous les personnages, sans exception, quelle que soit la durée de leur présence à l’écran, sont interprétés avec justesse. Wang Jing-chun et Yong Mei ont d’ailleurs reçu un prix d’interprétation au Festival de Berlin.
Avec les portraits intimes, sensibles et attachants de cette fresque familiale, Wang Xiaoshuai offre un mélodrame magistral où malgré l’âpreté de ces destins tragiques bourrelés par la culpabilité et les non-dits, le souffle de la vie persiste obstinément, et signe étonnamment son film le plus optimiste.