Marivaux : Le jeu de l’amour et du hasard, au Théâtre Sorano
Non la langue française a décidément des raccourcis coupables et Marivaux n’est pas synonyme de marivaudage.
Dans son théâtre, et plus spécifiquement dans cette pièce Le jeu de l’amour et du hasard il s’agit bien plus d’un théâtre de la cruauté que d’un théâtre en dentelles. Et comme pour Mozart dans son opéra Cosi Fan tutte créé en 1790, un quadrille amoureux joue au jeu de rôles et d’échanges. Dorante et Silvia sont destinés à être mariés par arrangement par leurs parents. Le jour de leur première rencontre, voulant sonder la réalité de l’autre, ils troquent leurs vêtements contre ceux de leurs domestiques. Mais l’amour s’en mêle, l’amour s’emmêle. Et il va falloir lutter contre le fossé des préjugés de classe, et surtout contre l’amour-propre des personnages principaux. On ne voudra longtemps rien s’avouer, quitte à souffrir.
C’est une mise à l’épreuve à la fois des classes sociales, maîtres-valets, et des sentiments amoureux. Il s’agit d’une double inconstance, où certains savent ce qu’il a derrière les masques et en jouent, d’autres l’apprennent en cours de route et poussent le jeu jusqu’à une certaine perversité comme Silvia avec Dorante aux deux tiers de la pièce. Mais malgré des mots très étonnants pour l’époque de Lisette revendiquant, malgré sa condition, la même capacité d’amour et de cœur que sa maîtresse. On dirait des sœurs que la société a mises dans l’inégalité profonde.
On est loin des soubrettes paysannes de Molière.
Certes en 1730 on ne pouvait avoir le même souffle d‘émancipation que 60 ans plus tard chez Mozart, après le passage de la Révolution française, et la mésalliance est formellement interdite. On ne mélangera pas les torchons avec les serviettes. Silvia retrouvera Dorante et la piquante Lisette son Arlequin. Mais au-delà des conventions obligatoires, qui contrairement à l’opéra de Mozart, où l’on croit que tout se termine bien, alors que les couples vont être irrémédiablement non assortis, ici au bout des quiproquos, et des déguisements de déclarations d’amour, tout finit bien. On s’est jaugé, on s’est jugé, mais les nobles finiront ensemble, et les « petites gens », les valets, resteront à leur place, celle de la servitude. Et le mariage arrangé se fera, au risque du désamour à venir plus tard, car il y a aura des séquelles dans ce jeu de l’amour impossible entre classes si différentes et du faux hasard où les mensonges laisseront des traces.
Dorante se souviendra d’avoir été joué par Sylvia qui savait avant lui la vérité, et l’avenir sera non exempt de possible vengeance.
En apparence donc juste une comédie aux dialogues qui fusent, qui font rire et sourire, mais derrière cela une peinture des personnages dans laquelle Dorante est loin d’apparaître à son avantage, car il est le jouet de la pièce. Ce sont les femmes, aidées par leurs serviteurs qui mènent ce bal, qui aurait pu, qui aurait dû, tourner au désastre amoureux.
C’est sur ce jeu au bord du précipice que va travailler le metteur en scène Philippe Calvario, montrant l’inanité de l’ordre établi, des préjugés de classe et de société. Et pour cela il brise les conventions théâtrales habituelles, celle par exemple de la Comédie Française. Point de volonté de restituer dans son temps, ni dans le nôtre en la modernisant, la langue de Marivaux, elle est dite et très bien dite.
Le décor unique est une sorte de grenier avec des objets en vrac, poupée, buste, valises, chaises et encore des chaises. Mais le point focal est le miroir sans tain, et surtout cette échelle qui permet un jeu de cache-cache, un refuge devant la montée des sentiments, un endroit de fuite aussi. Et de nombreux anachronismes peuplent la scène, bibelots, voiture bleue…
Cette langue, à peine très légèrement modifiée parfois, reste d’une actualité et d’une modernité confondante. Elle étincelle, elle rebondit. Même si Marivaux ne va pas au bout des potentialités de ce double déguisement, en baissant trop rapidement les masques, et n’écrivant pas des liaisons dangereuses, mais une comédie de mœurs, et Marivaux n’est pas Musset, ni Chordelos de Laclos. Il reste une profondeur de sentiments, un côté Watteau moins mélancolique, l’embarquement pour Cythère se fait sur scène. Et l’amour prend sa place dans la barque. Il faut noter que les véritables sentiments sont rarement chez Marivaux avoués à l’autre, mais dit en aparté. Et une ombre de mélancolie passe souvent, ainsi cette réplique de Silvia : Ah, que j’ai le cœur serré ! Je ne sais ce qui se mêle à l’embarras où je me trouve, toute cette aventure-ci m’afflige, je me défie de tous les visages, je ne suis contente de personne, je ne le suis pas de moi-même. (Scène XII).
Mais nous ne sommes dans une comédie et Philippe Calvario sait faire l’équilibriste entre la gravité et le tourbillon de l’amour, par le rire et le burlesque. Car nous spectateurs, savons tout des masques, et nous nous réjouissons des malentendus, des souffrances mêmes que les quiproquos engendrent, nous devenons des voyeurs réjouis et compatissants..
Tout se bouscule allégrement et la pièce devient une revue « du massacre amoureux » comme le dit le metteur en scène. Le charnel et le frivole sont étalés, Le sulfureux Serge Gainsbourg est convoqué et toute la musique de scène est tiré de son œuvre, lui qui paraît-il aimant Marivaux. Cela va jusqu’au charnel duo érotique Birkin-Serge « Je t’aime ». Le personnage de Lisette est poussé aux limites du vulgaire, et elle devient ici une bête sexuelle jouant de ses appas en des gestes sans équivoques, et Arlequin en Dorante, va directement sous ses jupes.
Là le désir compte plus que l’amour véritable. Ce ne sont que des valets pour Marivaux. Pour le metteur en scène, ce sont les moteurs du comique, souvent présent dans son adaptation des situations. Car cela l’aide « à renverser l’ordre établi », qui d’ailleurs retombera sur ses pattes. Arlequin et Lisette sont l’envers du couple presque tragique Dorante, Silvia. Ce choc entre burlesque et tristesse sous-jacente est fort bien exploité par le metteur en scène, Philippe Calvario, qui de plus est un très grand acteur, comme d’ailleurs toute la troupe, plutôt l’équipe, homogène et magnifique, avec une mention spéciale, mais personnelle, tant elle m’aura fasciné, pour Julie Harnois, dont on perçoit la fragilité, les pulsions dramatiques comme d’une héroïne de Tchekhov, elle petite mouette prise dans l’étau du mariage arrangé et de la recherche de la vérité de l’amour. Anne Bouvier sait apporter le côté sexuel avec déraison, que voulait le metteur en scène. Et le recours à l’accent anglais, les bas et les dessous, les jambes levées, la jupe ruche ou le bourdon Arlequin s’installe, démontrent en forçant le trait, que le désir de prendre le même au piège est son obsession. Il faut aussi louer la scénographie, qui utilise parfaitement la petite profondeur de scène de la salle Sorano, les apparitions derrière le miroir sans tain, et la déambulation des acteurs dans la salle au milieu des spectateurs.
Dans sa présentation, Philippe Calvario, cite cette maxime de Pierre Reverdy, «Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour.». Et Silvia dira : Ce qui m’enchante le plus, ce sont les preuves que je vous ai données de ma tendresse. Deux personnages sont en quête de preuves d’amour, pour justifier et comprendre leur folle attirance l’un vers l’autre, les deux autres, les valets, ne sont à la recherche que du concret de l’amour, le lien charnel. Et comme le disait Marivaux, l’amour n’est en querelle qu’avec lui seul. Silvia déclare : mais il faut que j’arrache ma victoire, et non pas qu’il me la donne : je veux un combat entre l’amour et la raison.
Mais la raison cède vite le pas. Elle sait qui est Dorante à un moment de la pièce, mais ne se dévoile elle que dans la toute dernière scène. Et sa cruauté est mise en œuvre pour servir d’épreuve au pauvre Dorante, dans cette chorégraphie inégale de ce qui jouent, de ceux qui souffrent, et ceci se paiera un jour.
Donc une rafraîchissante, mais profonde avec ses arrière-plans, ses suggestions cruelles, représentation du Jeu de l’amour et du hasard, qui renouvelle notre approche de Marivaux grâce à une équipe de très haut niveau et un grand metteur en scène qui donne sa vision très personnelle et convaincante. Tout virevolte, tout étincelle.
Que demandez de plus ? Allons saute Marquis !
Gil Pressnitzer
Mise en scène Philippe Calvario.
Avec Julie Harnois : Silvia, Anne Bouvier : Lisette, Philippe Calvario : Dorante, Éric Guého : Orgon, Kevin Lelannier : Arlequin, Jeremie Bedrune : Mario.