Jusqu’au 23 mai, le Groupe Merci investit le théâtre Sorano et nous invite à une cérémonie macabre écrite par l’auteur autrichien Thomas Bernhard. « Avant la retraite » est le nouvel objet nocturne de la compagnie toulousaine.
Grande était l’attente de cet objet nocturne – n°27 du nom – du groupe Merci et tout aussi grande est la surprise en pénétrant à l’intérieur du théâtre Sorano !
En cette fin de saison, Sébastien Bournac a confié les clefs de son théâtre à l’équipe de Solange Oswald et de Joël Fesel. On connaît la réticence de ces derniers à toute forme de « theâââtreu » frontal, au rapport classique scène/salle, au velours rouge des salles de spectacles, leur préférant des lieux atypiques et des dispositifs scéniques inédits, hors les murs, déambulatoires, immersifs, les acteurs assis sur des cuvettes de toilettes, allongés dans des cercueils, ou debout à l’intérieur de cercles de fils électriques… Pour l’occasion, le théâtre a été sérieusement redimensionné et la scène décentrée par les soins du scénographe et plasticien Joël Fesel, réduisant la salle presque au trois quart… Intrigante aussi était la proposition textuelle : « Avant la retraite », pièce décapante de l’auteur autrichien Thomas Bernhard, quand on sait que le Groupe Merci explore depuis plus de 20 ans les abîmes de l’humanité et les cauchemars éveillés des sociétés contemporaines, en compagnie d’auteurs comme Patrick Kermann, Werner Schwab ou Patrick Ourednik. « Le monde veut de la distraction, mais il faut le perturber » écrivait Thomas Bernhard. On ne saurait mieux dire ! Quoi de plus distrayant qu’une fête en l’honneur… du chef SS Himmler ?!
Tous les 7 octobre depuis 35 ans, Rudolph, ancien commandant de camp d’extermination et aujourd’hui président de tribunal à la veille de la retraite, contraint ses deux sœurs Vera et Claudia à célébrer en sa compagnie l’anniversaire du bras droit d’Hitler, lors d’une cérémonie clandestine macabre et grotesque. Si Vera et Rudolph forment un couple fusionnel, unis par leur idéologie commune, Claudia, elle, est reléguée au rang de vilain petit canard car cumulant deux « handicaps » : une appartenance affichée au mouvement socialiste et une infirmité due au bombardement américain ! Clouée sur son fauteuil roulant, elle est victime de la tyrannie et de la perversité de ses frère et sœur. Sa présence silencieuse insupportable agit sur eux comme un exutoire autant qu’elle incarne la mauvaise conscience de leur impunité de bourreaux.
« Il y a aujourd’hui plus de nazis à Vienne qu’en 1938 » affirmait l’un des personnages de « Place des Héros », le dernier texte du même virulent Thomas Bernhard. Ecrite en 1979, « Avant la retraite » exhume le passé nazi de l’Autriche, son pays auquel l’écrivain et dramaturge n’a cessé toute sa vie de renvoyer avec acharnement sa culpabilité. Après le long monologue d’exposition glaçant de Vera, femme sadique aux propos eugénistes, la tension s’intensifie avec l’arrivée de Rudolph… en costume SS. La fratrie reproduit alors, dans une mascarade malsaine, la relation triangulaire entre pouvoir dictatorial, peuple complice et élite intellectuelle persécutée. La mise en scène dans laquelle chacun tient un rôle écrit d’avance tourne à la beuverie et à la cruauté avec actes d’humiliation, pantalonnades incestueuses et commentaires grinçants sur la nostalgie d’un temps glorieux. Ce jeu de massacre est orchestré à la perfection par trois comédiens au service d’une interprétation à l’humour très noir et emportée parfois par des saillies bouffonnes. Tandis que Catherine Beilin évolue dans un numéro d’équilibriste maitrisé entre la femme dominatrice et la petite fille docile et apeurée et que Georges Campagnac se tient campé dans ses bottes de SS imprévisible et violent, Marc Ravayrol subjugue dans un rôle quasi muet et statique, à la présence saisissante.
En dépit de ces acteurs impeccables et du dispositif scénographique impressionnant, la radicalité de la mise en scène se retourne contre elle. Le parti-pris féroce de Solange Oswald et de Joël Fesel – qui ne déroge pas à leur théâtre de l’intranquillité dont on salue l’engagement – vient ici se surajouter à une écriture ouvertement rageuse et sans nuance, qui ne fait qu’asséner davantage le propos, l’enfermant en lui-même. On cherche alors la déflagration vivante et actuelle, au delà du décor et des personnages archétypaux dans lesquelles les circonscrivent une scénographie et des costumes à l’esthétique univoque (de la baraque de camp aux costumes traditionnels bavarois). On doit convenir que « Avant la retraite » nous plonge dans un malaise certain, mais qui relève plus de la surcharge de symboles et de signes que de percées de lumière – de celles qui filtrent trop faiblement au travers des lattes du décor – qui auraient pu créer des espaces de trouble et d’interrogations.
Sarah Authesserre pour Radio Radio
Théâtre Sorano
« Avant la retraite »
du 11 au 23 mai 2018
Thomas Bernhard/ Groupe Merci © Fabrice Roque