Qui tremblera devant ma lance,
Jamais ne franchira ce feu !
Avant de voir un peu plus en détail l’opéra qui nous est présenté au Théâtre du Capitole et qui se termine par ces deux vers en français, quelques mots sur cette Tétralogie qui débute par un Prologue, L’Or du Rhin, et se poursuit par les trois Journées, La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des Dieux. Un ensemble de, environ quinze heures de musique.
Le spectacle présenté est une reprise (déjà presque 20 ans) de la surprenante production de Nicolas Joël d’avril 1999 sur laquelle de plus amples informations vous seront données dans le prochain article, et plus spécialement, la nouvelle distribution par exemple.
L’Anneau du Nibelung, ou la naissance de la race nouvelle des hommes, a été pour Richard Wagner ce que Faust avait été pour Goethe : l’œuvre de leur vie. Dès 1774, Goethe écrit quelques scènes de Faust, il publie la première partie en 1790 et n’achève la seconde qu’à la veille de sa mort, en 1832. Richard Wagner écrit en 1848 le poème de la Mort de Siegfried, puis cette idée s’est développée et, de sa conception initiale d’un drame à la fois légendaire et historique, il passe à un cycle aux proportions d’épopée, embrassant toute la mythologie des vieux germains. Point de départ : la lecture des récits nordiques des Nibelungen, un poème de 3376 strophes de quatre vers. Pour expliquer le meurtre de Siegfried, il écrit, en remontant le cours des événements, en sens inverse de la chronologie, d’abord le Jeune Siegfried, puis la Walkyrie, et enfin l’Or du Rhin.
En 1853, il aborde, dans le sens chronologique cette fois, la composition musicale, à partir d’une note originelle, un accord parfait en mi bémol majeur. Il termine assez rapidement l’Or du Rhin et La Walkyrie, achevée en 1856. On peut supposer que cette musique fut “fabriquée“ en même temps que le livret, “imprimée“ et retrouvée au fur et à mesure. Il entreprend alors la musique de Siegfried, mais il l’abandonne en 1857 au second acte : « J’ai laissé, dit-il, mon héros, sous son tilleul, dans la solitude des bois. » Cette interruption nous vaudra Tristan et Isolde. En 1864, nouvelle interruption et ce sera Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. La Tétralogie ne sera terminée qu’en 1874.Wagner a donc porté, si l’on peut dire, son enfant en lui pendant plus d’un quart de siècle. Ainsi se vérifie la phrase prophétique d’une de ses lettres de 1853 : « Cette œuvre est le poème de ma vie, de tout ce que je suis et de tout ce que je sens. »
Cette longue incubation, cette maturation de leurs héros par Goethe et par Wagner avec, en contrepartie, l’imprégnation des auteurs par leurs sujets et leurs personnages, tout cela ne suffit sans doute pas à expliquer pourquoi la Tétralogie, ce “poème mondial“ dira Franz Liszt, est bien la plus grande œuvre lyrique de tous les temps, comme celle de Goethe est la plus grande œuvre dramatique. Mais, cela nous permet d’en mieux comprendre la densité et la profondeur. On n’est pas ici, comme dans la plupart des ouvrages lyriques du XIXè, dans le roman d’amour d’un ténor et d’une soprano, contrarié par un baryton et une mezzo-soprano. Il s’agit d’êtres vivants, incarnant des passions et des destinées, mais aux dimensions de la scène et de la vie, s’ajoute encore pour ces personnages une quatrième dimension, celle des symboles et des mythes. Et la présence sur la scène, derrière les acteurs, de l’invisible fatalité, nous fait sentir que, ce qui est en jeu, c’est, comme le dit le compositeur, « l’origine et la fin du monde. »
Ainsi, l’or volé aux Filles du Rhin, au début du Rheingold, leur sera rendu à la fin du Crépuscule des Dieux, le Walhalla, cette colossale forteresse construite par les géants, grâce à cette or, se dressant alors, image de la gloire de Wotan, s’écroulant à la fin, et avec elle, la toute puissance du maître. Combien de siècles se sont écoulés entre ce prologue et ce dénouement ? Peut-on l’évaluer ? Savoir qu’au début de l’Or du Rhin, l’humanité n’est pas encore née : les Journées de Wagner sont comme les jours de la Création, dans la Bible, elles peuvent durer des millénaires. Elles échappent même au temps : le tableau final du Crépuscule se déroule au moins autant dans un avenir prophétique que dans un passé légendaire. Quand le rideau est retombé, le drame continue en nous. Il continuera jusqu’à la fin du monde ou, tout au moins, jusqu’à la fin de l’humanité pensante car, rien ne nous empêche d’imaginer, et la période s’y prête fort, qu’après le Crépuscule des Dieux, viendra celui des hommes, si l’on veut bien considérer le rôle funeste que l’uranium pourra jouer tout autant que l’or chez Richard Wagner.
« Or, du monde tout l’héritage me vient par toi.
Jeunesse et joie sont fidèles
A qui tient cet or qui les dompte. »
L’or, en effet, est la grande malédiction qui plane alors sur les hommes, les courbe sous sa tyrannie et est à l’origine de tous leurs maux. Il ne pourra être vaincu que par le fer (celui de la fameuse épée, Nothung) d’un héros au cœur pur et à l’indomptable courage. La Tétralogie, dominée par le thème de l’or corrupteur et du fer purificateur s’affrontant pour la possession du monde, est un réquisitoire contre la société capitaliste de son siècle, où éclate l’idéalisme passionné d’un Wagner révolutionnaire.
Parmi les quatre ouvrages de la Tétralogie, cette histoire d’amour et de persécution, La Walkyrie est le plus représenté. Peut-être tout simplement parce qu’il paraît le plus émouvant, et que la musique est ressentie plus facilement. Dans cette symphonie aux proportions surhumaines que constituent les quinze heures de musique de l’Anneau, on peut penser que cette journée arrive dans la position de l’andante. Elle peut ainsi facilement être associée à l’adagio de l’Héroïque ou celui de la Cinquième de Beethoven mais, de plus, c’est avec elle, sur le plan de l’action, que les hommes entrent en scène. Le Prologue se jouait entre dieux, géants et nains, autour du fleuve primordial, des grottes, des forêts et des montagnes, parmi les éléments comme l’eau et le feu, et les forces de la nature.
Dans La Walkyrie, apparaissent Siegmund et Sieglinde et, bien qu’il s’agisse en réalité de demi-dieux, enfants adultérins de Wotan et d’une mortelle, ils se présentent à nous comme un couple humain avec un cœur ardent, “rempli d’allégresse“, un corps vulnérable où “palpite le sang“, et une vie qui peut être menacée.
Viens, ma sœur ! Viens, ma femme !
Fleurisse encor’ le sang de nos aïeux !
C’est par ces deux vers que dans un élan passionné Siegmund entraîne Sieglinde dans cette fin du premier acte. En espérant qu’aucune ligue ne va s’opposer à cet appel à l’inceste et occuper la scène du Théâtre.
Enfin, autour d’eux, la nature, pour la première fois, participe au rythme de la vie et de leurs passions. Le premier acte verra la joie de Sigmund dans l’une des deux scènes-clés de l’amour, un des points-phares de la Tétralogie à l’efficacité dramatique remarquable. Le second verra sa mort, le troisième nous montrera le maître des dieux, comme dans le monde des humains, soumis à la fatalité et devant accepter de voir sa fille de cœur, sa volonté vraie, son moi réel, fruit de la fécondation de la Mère originelle, la walkyrie Brünnhilde, simple demi-déesse, ainsi privée totalement de son essence divine en punition de sa désobéissance.
Cette œuvre voit s’élargir, à tout moments, des rappels de l’Or du Rhin et du mythe originel. On peut dire qu’elle culmine dans trois grandes scènes, une par acte avec, au premier, le duo d’amour de Siegmund et de Sieglinde, en plein clair de lune d’une nuit de printemps, au second, l’apparition de la Walkyrie, Brünnhilde, la vierge guerrière, venant annoncer à celui qui ne peut apporter le bonheur, Siegmund, sa mort prochaine, et au troisième, le déchirement du cœur paternel de Wotan et ses adieux à sa fille préférée qui lui a désobéi. Ce sont des moments essentiellement lyriques, où la musique, en remplissant sa mission essentielle qui est d’exprimer des sentiments et de sublimer les passions exposées, ne renonce pourtant pas à sa puissance évocatrice. Les trois actes ne sont bien qu’une succession de duos dont l’amour est bien l’éternel enjeu. Ici, la passion règne sans partage. Il n’y a pas que la Chevauchée des Walkyries dans …La Walkyrie !! Les Walkyries, c’est-à-dire, celles qui sur le champ de bataille (Walstatt), choisissent (kuren) parmi les guerriers tués, les héros les plus valeureux pour les conduire au Whalalla, le lieu de séjour des preux tombés à l’ennemi. Une passion telle qu’elle ignore la différence entre les immortels et les mortels, et les soumet tous. Hunding et Fricka ne sont là que pour accentuer les situations et exalter les sentiments coupables.
Certains affirment même que, sans les décors et costumes, elle peut suffire à nous faire entrevoir des nuages obscurcissant le ciel quand les Walkyries, filles d’Erda et de Wotan, déboulent en chevauchant leurs montures, ou encore, le jaillissement des flammes du feu magique dessinant un cercle autour du rocher où la vierge endormie va attendre le héros qui la réveillera et lui apportera joies et douleurs humaines.
Enfin, la Walkyrie nous illustre avec clarté deux points, la splendeur des dieux maintenant fortement menacée, et elle prépare la venue de l’homme libre et neuf, Siegfried.
Michel Grialou
Théâtre du Capitole
La Walkyrie (Richard Wagner)
Claus Peter Flo (direction musicale)
Nicolas Joel (mise en scène)
Orchestre National du Capitole
du 30 janvier au 11 février 2018