Issue de la bourgeoisie chilienne influente, Mariana (Antonia Zegers), quarante-deux ans, organise ses journées entre sa galerie d’art, les décisions pour l’entreprise familiale tenue par son père (Alejandro Sieveking), ses amis et ses cours d’équitation avec le Colonel (Alfredo Castro). Les suspicions d’exactions pendant la dictature de Pinochet rattrapent ce dernier, affectant le quotidien de Mariana, jusqu’à bouleverser ses convictions les plus intimes.
Autour de Mariana, un quartet masculin : un père bienveillant, et malgré tout l’infantilisant au sein de la société ; un mari peu aimant (Rafael Spregelburd), qui impose son désir d’enfant au couple, un policier (Elvis Fuentes) abusant de son autorité ; et finalement, à l’opposé, le Colonel, qui l’encourage et la soutient, tel un véritable ami, mais qu’elle découvre complice durant la dictature. La finesse de l’écriture de Marcela Said, s’interdisant tout manichéisme, caractérise l’individu par son ambiguïté. Chacun se définit par ses contradictions : très dynamique et insolente, sous l’apparente liberté qui se dégage d’elle et vers laquelle elle aspire pour fuir le cocon familial où elle ne se sent pas à sa place, Mariana se révélera tout autre.
Ces quatre hommes ne se contentent pas de tourner autour de Mariana, ils tissent des liens entre eux : suivre des cours d’équitation et côtoyer le Colonel nuit à la réputation de la famille et à l’image de l’entreprise, est incompatible avec le projet de grossesse, mais sert les intérêts de la police. Les lignes narratives s’imbriquent les unes aux autres avec une telle fluidité, que le scénario, d’une richesse inouïe, ne sombre jamais dans l’abscons. De la subtilité de l’interprétation d’Antonia Zegers et d’Alfredo Castro, jamais démonstrative naît une empathie déstabilisante. Si leurs différents rôles dans les quatre films de Pablo Larraín ne laissaient aucun doute sur leur talent, Mariana et le Colonel leur permettent d’explorer un jeu sur le fil où tous les deux excellent. Bien qu’étant l’incarnation du Mal, de par ses agissements sous la dictature, Alfredo Castro propose un Colonel pour lequel on éprouve spontanément une troublante bienveillance qui ne s’amenuisera pas. Quant à Antonia Zegers, l’énergie qui bouillonne dans sa Mariana, est aussi palpable que sa fragilité à fleur de peau.
Dans ce monde d’hommes et cette société patriarcale, le moindre choix de Mariana est donc observé, commenté, contrarié : faire entendre sa volonté et ses convictions s’oppose le plus souvent aux conseils qu’elle reçoit, qu’ils soient sincères et de bons sens, ou uniquement dans le but de préserver une stabilité tranquillisante. Sa relation avec le Colonel lui révélera son attirance vers le Mal, mais aussi l’existence de celui latent et caché dans le pays actuel : le déni de responsabilité des classes aisées de la société chilienne dans la dictature. Si Pinochet n’est plus, la lâcheté et la peur des personnes impliquées d’être découvertes, gangrènent le pays. Le titre original Los Perros est venu d’El Mocito lui-même, à qui la réalisatrice a consacré un documentaire du même nom : « on était des chiens ». Chacun peut se révéler un jour le bourreau de l’autre. A mesure que les complicités civiles affleurent, Mariana découvre un nouveau monde pourtant familier, dernière le masque qu’il a toujours porté, comme c’était le cas dans son précédent film L’Été des poissons volants, à la violence omniprésente. L’éclairage de George Lechaptois qui joue parfaitement avec ces zones d’ombres, ainsi que la musique inquiétante, en apesanteur, de Grégoire Auger, participent à cette tension constante, à cette violence latente au bord de l’explosion. Si Yórgos Lánthimos utilisait l’allégorie dans Mise à mort du cerf sacré, Marcela Said propose elle aussi un film d’épouvante ancré dans le réel, tout aussi amoral que son confrère grec. Mariana dérange, ébranle nos certitudes, pour notre plus grand bien.
Regarder l’entretien de Marcela Said au sujet de Mariana (Los Perros) réalisé par Carine Trenteun.