Rappelons le contexte : le 17 février 2016, le Conseil d’État étudie le texte du projet de loi sur la réforme du travail. Le 23 février 2016, la bourse du travail de Paris accueille une rencontre publique notamment à l’initiative de François Ruffin, rédacteur en chef du journal Fakir et réalisateur de Merci Patron ! en salles la même semaine. Cette invitation a pour but de faire « converger des luttes dispersées, qu’il s’agisse de celle contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, de celle des ouvriers de Goodyear, de celle des profs contre la réforme des collèges, etc » (1). En mars, le projet de la loi El Khomri est déposé en première lecture à l’Assemblée Nationale, qui entraînent des manifestations, dont celle du 31 mars qui se conclut par l’idée de rester sur la place de la République : leurs occupants nomment ce mouvement Nuit debout. Chacun est le bienvenu dans cette agora où il n’y aura pas de leader.
Le 31 mars au matin, la place de la République n’était plus le lieu de commémoration des deuils engendrés par les attentats, plus le lieu « contre » mais un lieu « pour », où le rêve d’une autre vie politique à réinventer s’ose. Mariana Otero ne se focalise pas sur ce mouvement lui-même en tant que tel, ni sur le combat contre la loi El Khomri qui l’a déféré, mais sur comment des gens qui ne se connaissent pas, uniquement animés par le même désir de changer les choses, essaient de proposer une nouvelle forme de démocratie au sein de l’Assemblée et de la commission démocratie sur la place qui s’occupe de son fonctionnement. La réalisatrice ne donne pas la parole aux intervenants, elle filme leurs paroles, à l’image de cette panne de mégaphone où les gens proches de l’intervenant répètent telle une vague ses mots afin que tous les entendent.
Loin du parti pris du film de Sylvain George Paris est une fête, qui filmait déjà Nuit debout, les premières images ici sont celles d’une tribune où se succèdent les intervenants le 40 mars. Mariana Otero définit par le choix de ces deux interventions les enjeux de son film. On reconnaît François Ruffin qui tend un parapluie pour abriter la sociologue Monique Pinçon-Charlot qui parle de la guerre des classes, contre « les riches » :
Continuons ensemble, dans la solidarité, la coordination de toutes les révoltes et les luttes, contre cette guerre qui ne dit pas son nom, mais qui a des conséquences criminelles comme celles de leurs fraudes fiscales qui privent notre état de 90 milliards d’euros chaque année, c’est-à-dire le déficit publique […] Continuons donc à rester debout, sous la pluie, et déterminés jusqu’au bout.
A cette nécessité salvatrice de la naissance de ce mouvement, d’être ensemble contre cet ennemi commun, l’économiste Frédéric Lordon rappelle une nécessité organisatrice :
Enfin quelque chose se passe ! Quelque chose mais quoi ? Comment un mouvement sans direction se donne-t-il une direction ? Je veux dire comment un mouvement sans instance dirigeante se détermine-t-il à prendre une voie ou une autre ? Il est certain en tout cas qu’il doit en trouver une. Un mouvement qui ne se donne pas d’objectifs politiques s’éteindra rapidement, soit parce qu’il aura épuisé la joie d’être ensemble, soit parce qu’il sera recouvert à nouveau par le jeu électoral.
Pour que l’Assemblée puisse permettre à plus de 1000 personnes de parler et d’écouter, des règles sont à respecter : les modérateurs veillent au bon fonctionnement, ainsi que les facilitateurs, les preneurs de noms, deux minutes pour chaque intervention quel que soit l’intervenant, pas d’applaudissement pour ne pas couper le discours mais aussi l’écoute, etc. Ce cadre rappelle évidemment le fonctionnement des RH de 120 battements par minutes reconstituées par Robin Campillo. Le même désir que de la parole émerge ce qui fera changer l’inacceptable, peu importe de qui elle vient. Redonner cette parole à ceux qu’on n’entend pas, à ceux qui ne sont pas des professionnels des interventions. À la différence d’Act up qui peinait à avoir une visibilité médiatique, le mouvement Nuit debout s’est retrouvé très vite sous les caméras, mais sans que cette parole, ce travail de réflexion auquel la réalisatrice consacre son film, soit néanmoins montrée.
A partir de ses pensées, de ses idées, l’envie de construire un programme se fait sentir chez certains, mais cela implique de décider de choisir les idées qui devraient être mises en avant ou rejetées. Or, chaque expression compte, ce qui exclut cette décision. « Si on ne peut pas parler au nom de Nuit debout, on va où ? » Ce dilemme insolvable conduira d’une certaine façon à ce que Nuit debout reste sur cette indécision et n’avance plus réellement en termes de mouvement citoyen. Ce dilemme en rappelle un autre qui, lui, a dû être tranché : le documentaire espagnol Metamorphosis de Manuel Pérez Cáceres suit pendant un an Laia, une citoyenne militante, qui soutient Ada Colau pour l’élection à la mairie de Barcelone en mai 2015. On assistait aux changements du manifeste Guanyem Barcelona présenté aux Catalans en juin 2014 jusqu’à la mise en place du parti Barcelona en comú. Si Guanyem Barcelona voulait « construire une candidature de confiance », en proposant une « rébellion démocratique à Barcelone » et « en se réappropriant les institutions et les mettre au service des personnes et du bien commun », il fut forcé de s’organiser comme un parti, alors qu’il voulait se démarquer des organisations en place.
Mais Nuit debout voulait-il vraiment devenir un parti, avec un poids politique ? Le regard de Mariana Otero l’infirme, en mettant en avant le rôle plus important de la réappropriation de la parole dans le débat politique, que l’action qui en découlerait. Montrer l’organisation d’un vote, même si les votes n’auront pas lieu. Filmer les règles du temps de parole et quelqu’un qui la prend pour les remettre en question. Les citoyens de l’Assemblée se sont réappropriés la parole : elle est libre, contradictoire, mais toujours sans éclats de voix.
A cette indécision intrinsèque à l’organisation de Nuit debout, d’autres facteurs extérieurs ont fragilisé Nuit debout. Ainsi, le déni de démocratie fut une raison d’abattement, ce que montre très bien la documentariste en quittant l’Assemblée populaire place de la République pour filmer le rassemblement face à l’Assemblée Nationale où l’utilisation du 49,3 permit de faire adopter la loi El Khomri sans vote le 10 mai 2016. A ce coup moral, s’ajoute aussi le rapport avec la police. Du contrôle des procédures qui retardent toute action (installation de la sono empêchée par les CRS), aux mensonges (« vous n’avez pas le droit de filmer »), la documentariste quitte une nouvelle fois la place de la République pour montrer les violences policières, cette fois-ci physiques, au cœur des manifestations. Le silence assourdissant qui suit les grenades de désencerclement interdit aussi l’expression du mouvement. La peur de cette violence se ressent sur le nombre de participants au fil des jours. Et la météo n’était clairement pas de leur côté : la pluie qui accompagnait Monique Pinçon-Charlot au début du film est toujours plus ou moins présente durant ce printemps 2016. Elle décourage aussi les gens à venir, et complique tout simplement le déroulement de l’Assemblée. Si chaque jour les tentes doivent se monter sur cette place, l’énergie pour faire les nœuds laisse place à une lassitude. Cette fatigue, morale et physique, étiole l’envie de participer à l’Assemblée.
Même si un an plus tard, la place de la République a été vidée de ce mouvement solidaire – ce qui pourrait en soi constituer un échec de Nuit debout -, Mariana Otero a une vision plus optimiste : face à une démocratie malade qui utilise le 49.3, qui légitime les violences policières physiques sous couvert de l’état d’urgence pour empêcher les gens de filmer, de se rassembler pour parler et manifester, le désir d’une autre démocratie éclot. Elle conclut le film sur le fait que les idées qui sont nées durant l’Assemblée ont trouvé leur chemin dans les programmes électoraux des différents candidats aux présidentielles. Malgré la fin de l’Assemblée, les paroles, les idées qui en sont sorties ne sont pas oubliées et ouvrent un nouveau départ.
Lire l’entretien avec Mariana Otero
(1) « François Ruffin : “Nuit Debout n’est pas un mouvement spontané, il a fallu l’organiser” » publié le 06/04/2016 sur www.telerama.fr