En 1983, Nile Rodgers, guitariste fondateur du groupe Chic, a des habitudes bien rodées. Après sa journée de travail, il se rend tous les soirs au Continental, un club New-Yorkais tenu par des amis.
C’est pour lui une routine, jusqu’à une nuit particulière, où rien ne se passe comme prévu. Dans la pénombre du club, Rodgers remarque, assis à une table, un hôte inhabituel : il est seul et boit du jus d’orange. Sa présence semble si naturelle, sa décontraction est telle que quiconque l’apercevant penserait être en présence du propriétaire. Mais personne d’autre ne le voit, personne ne le reconnaît. Pourtant, c’est David Bowie.
Rodgers s’approche armé d’une phrase d’accroche : « Vous vivez dans le même immeuble que mes meilleurs amis. » Bowie l’invite à s’asseoir et à discuter musique. Très vite, la conversation dérive vers leur amour commun du jazz, tout le jazz : du plus classique au plus avant-gardiste.
Nile Rodgers raconte l’après soirée : « Je ne me souviens pas lui avoir donné mon numéro de téléphone, mais j’ai dû le faire, parce qu’il a appelé le lendemain. Je faisais rénover ma maison et les ouvriers n’arrêtaient pas de lui claquer le téléphone au nez. Ils pensaient impossible que David Bowie appelle Nile Rodgers. C’était l’époque de disgrâce du disco, et les seuls artistes avec lesquels j’avais travaillés étaient Chic, Sister Sledge et Diana Ross. Pour eux, Bowie, c’était le Pape. Ils ont fini par me dire : « Un crétin n’arrête pas d’appeler en se faisant passer pour David Bowie ». J’ai répondu : « Mais c’est David Bowie ! S’il rappelle, passez le moi. » Heureusement, il a rappelé. »
David Bowie lui propose de devenir producteur et arrangeur de son prochain album, dont il déjà écrit les chansons. A la stupéfaction de Nile Rodgers, pour qui l’Anglais représente le paroxysme de la sophistication, il explique vouloir faire un album commercial.
Invité dans son chalet en Suisse, Rodgers écoute son hôte lui interpréter plusieurs titres folks sur une guitare douze cordes : l’inédit Let’s Dance et la reprise de China Girl, composée avec Iggy Pop.
Le New-Yorkais est consterné. Il pense d’abord à une blague. : « Tu ne peux pas jouer ça, l’appeler Let’s Dance et t’en tirer à bon compte. Si tu appelles une chanson Let’s Dance et que personne ne danse, c’est un flop, point. »
« Je pensais que sa version ne fonctionnait pas. Lui la trouvait géniale. Alors je me suis dit : « Je vais la retravailler avec le groupe et rectifier les choses. Mais j’étais terrifié à l’idée qu’il déteste ma proposition ».
Car son ego a connu des jours meilleurs. Séparé de Chic, il a sorti six disques et autant d’échecs cinglants : « Je ne comprenais pas moi-même comment on pouvait échouer six fois d’affilée après avoir collectionné les hits. »
Tremblant, le producteur propose ses modifications au groupe de répétition présent. Bowie écoute. Bowie sourit. Bowie adore. L’album entier est arrangé, enregistré, produit et mixé en dix-sept jours, sans retouche, sans hésitation, sans prises alternatives.
Intitulé Let’s Dance, il est lancé par le single éponyme : une chanson aux angles tranchants et au balancement irrésistible, dont les paroles, inspirées par Les souliers rouges d’Andersen, évoquent un couple dansant dans le clair de lune -le sérieux clair de lune.
L’histoire pourrait s’achever ici : sur des chiffres de ventes dithyrambiques. La chanson Let’s Dance sera un succès commercial immense et propulsera l’album le plus vendu de la carrière du chanteur.
Mais Bowie est un artiste protéiforme, dont le travail consiste à souligner les liens, parfois ténus, entre sons et images. Parler seulement de musique serait considérer une infime partie de son œuvre.
Concernant Let’s Dance, il a un concept très précis de la vidéo qu’il souhaite lui associer. Il fait appel au réalisateur David Mallet pour la concrétiser. Il annonce vouloir tourner dans l’Outback australien.
Mallet commence par tiquer : « A cette époque, c’était l’Ouest sauvage. C’était vraiment osé de tourner en Australie un vidéo-clip. Je crois que personne n’a compris à ce moment combien ce serait important, et l’impact que ça aurait. »
C’est aussi un temps où les Aborigènes sont dépeints, sur leurs terres comme ailleurs, avec une condescendance toute coloniale. Bowie souhaite tourner sa vidéo dans un bar et y faire danser des artistes aborigènes. Il refuse que les clients soient des acteurs. Il veut capter une confrontation réelle : « Tu ne pouvais payer personne pour avoir la tête de ceux qui regardaient ces Aborigènes danser dans leur bar de Blancs », se souvient Ross Cameron, le producteur de la vidéo.
Tournée à Carinda et dans le Parc National de Warrumbungle, la vidéo est jalonnée de références aux Stolen Generations, le nom donné aux enfants aborigènes volés et confiés à des familles occidentales afin de détruire leur culture.
Pour éviter toute méprise, Bowie précise : « C’est ce que j’ai fait de plus direct depuis très longtemps. C’est une déclaration très simple, très directe contre le racisme et l’oppression, mais aussi une déclaration très simple à propos de l’absorption d’une culture par une autre ».
Mallet dira: « Il faut rendre grâce à son génie et son courage, parce que ce n’était pas un sujet facile. Beaucoup de gens étaient horrifié par ce que nous faisions. »
Deux jours après son décès le 10 Janvier 2016, Stan Grant, journaliste aborigène, écrira dans une tribune pour The Guardian : « En 1983, nous étions invisibles, les visages noirs étaient rares sur nos écrans. Je ne pourrai jamais suffisamment souligner combien il fut stupéfiant de voir des Aborigènes dans un clip. Bowie s’est adressé à l’étranger en chacun de nous -et je me sentais un étranger. Enfin, une décennie après avoir vu ces visages noirs à la télévision, j’ai obtenu ma propre émission nationale. En quelques sortes, Bowie l’a rendu possible. »
Tube parfait, succès planétaire et récit de renaissance d’un producteur en disgrâce, Let’s Dance est aussi une œuvre destinée, par la seule force de la musique et de l’image, à dénoncer nos instincts les plus vils, nos haines ordinaires et les ravages qu’ils imposent.
Au paroxysme de la sophistication.
Eva Kristina Mindszenti