Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Un doux soir de fin septembre, après un dîner trop arrosé sur la terrasse de La Binocle et un débarquement impromptu chez Julien et Régine, rue de la Pomme, où nous descendîmes une bouteille de Campari, avec glace puis sans glace, Emmanuel me proposa d’aller au Shanghai voisin. « Je suis trop vieux pour ces conneries », lui ai-je répondu en paraphrasant Danny Glover dans L’Arme fatale. Je confirme : après un certain âge, l’entrée en boîte de nuit devrait être interdite. Le ridicule ne tue pas, dit-on, mais tout de même. Pour ma part, je les considère depuis longtemps comme des territoires auxquels aucun passeport ne me donne accès.
Avant cela, j’en ai bien profité. Entre 1995 et l’an 2000, j’ai dû fréquenter la plupart des boîtes de nuit de la ville trois ou quatre soirs par semaine. Jamais le samedi (trop de monde), presque jamais le vendredi (idem), mais souvent le dimanche soir pour celles qui étaient ouvertes et qui accueillaient alors nombre de personnes travaillant dans les bars et les restaurants de relâche le lundi. Ce qui garantissait une ambiance festive. D’ailleurs, le lundi soir n’était pas mal non plus, riche aussi en « gens de la nuit » pour paraphraser cette fois le titre d’un beau roman de Michel Déon. Le mardi, cela s’envisageait. Le mercredi et le jeudi soir, c’était inévitable : tous les mondes se côtoyaient.
Qu’allions-nous chercher dans ces endroits pleins de bruit et de fumée ? De la musique, de l’ivresse, l’espoir de rencontrer quelqu’un d’un peu inoubliable, de la fraternité, des amitiés éphémères… Au petit matin, il fallait rentrer. « On boit ensemble, mais on est saoul tout seul », disait Antoine Blondin. On croisait les camions des éboueurs, les premiers commerces allumant leurs lumières, les bus commençant leurs tournées… Tout cela pouvait attendre. Quelques heures de sommeil ne feraient pas de mal.
Au réveil, on retrouvait dans les poches des vestes ou des pantalons des morceaux de papiers sur lesquels étaient griffonnés des prénoms et des numéros de téléphone qui ne disaient plus rien, des tickets de carte bleue, des allumettes, des confettis. Parfois, il fallait reconstituer le cours des événements avec ces maigres indices. Peu importe, la nuit était passée. Une autre s’annonçait. Andiamo…
Au Snake et au Kabaret (le Kabaret succéda-t-il au Snake ou bien est-ce l’inverse ?), au début de la rue Bayard, il y avait des danseuses dans des cages et un saxophoniste jouant debout sur le zinc. On y entendit Music Sounds Better With You de Stardust (de Thomas Bangalter, Benjamin Cohen et Alain Quême) bien avant que le titre ne soit un succès planétaire. Un ami nightclubber parisien, qui avait obtenu l’un des premiers pressages en vinyle du titre, m’avait prévenu quelques semaines auparavant : « Cela va être énorme ». Pas mal vu. Laurent Garnier commençait à se faire un nom dans notre ville de province, Etienne de Crécy et Cassius aussi. Enfin, dans quelques cercles. Daft Punk avait déjà tous les suffrages.
Parmi les frontières générationnelles de la ville, il y a celle entre ceux qui ont connu ou pas La Casalonga. C’était un restaurant et bar de nuit, se transformant souvent en boîte de nuit, niché dans une petite rue donnant sur la place Arnaud-Bernard où le maître des lieux, Daniel Casalonga, avait tenu auparavant des endroits singuliers comme La Mendigote ou L’Aventura. À La Casalonga, côté solide, j’avais une prédilection pour l’épaule d’agneau, mais il y avait bien d’autres joyeusetés. Les beaux jours, le patio intérieur avait son charme. Dans ce repère, on croisait des anciennes gloires du Top 50, des notables, des jeunes festifs, des dames ne voulant pas vieillir, des éphèbes… On enchaînait les chupitos sans avoir peur de se brûler. Des gens montaient sur le zinc ou sur les tables pour danser. Il fallait voir ça. Le maître des lieux observait le manège en discret chef d’orchestre, passant de table en table, faisant baisser ou monter la pression. Dans une autre vie, Daniel Casalonga avait teint les cheveux de Marlon Brando pour Le Bal des maudits. Je ne l’ai jamais entendu chanter Il venait d’avoir dix-huit ans, la chanson de Dalida écrite par Pascal Sevran et Pascal Auriat. Dans l’un de ses établissements précédents, c’était un must. Si Daniel Casalonga a enchaîné les adresses mythiques dans notre ville, pour moi son nom restera lié à La Casalonga.
Je ne peux pas oublier non plus le Why Not Café, au début de la rue Pargaminières, qu’Olivier et Stéphane, ayant notamment fait leurs armes à Saint-Tropez, investirent au milieu des années 90. C’était quelque chose. Je ne songe pas aux soirées costumées ou « mousse », mais plutôt au quotidien. Chaque soir, ou presque, cela pouvait dériver vers le baroque, l’impromptu, la folie. La prescription ayant fait son œuvre, nous pouvons avouer que ce bar ne fermait pas toujours ses portes à deux heures du matin. Dans les premiers temps, les patrons laissaient même les portes ouvertes jusqu’à trois ou quatre heures, ce qui leur valut l’attention des autorités. Ensuite, le pli fut pris. Clic-clac : un peu avant deux heures, le Why Not fermait officiellement, mais conservait ses meilleurs clients à l’intérieur. La fête pouvait vraiment commencer. Sinon, on se rabattait vers d’autres endroits : le Snake / Le Kabaret, Le Solazzo, La Strada, voire l’indéboulonnable Ubu… En général, des bouteilles avec nos prénoms nous attendaient. Les TGV (Tequila/Gin/Vodka) agrémentés de jus de fruits avaient leurs fans. Les tequilas schtroumpfs (curaçao) frappées nous coloraient la langue de bleu. Le whisky coca restait une solution de repli. Cette chronique devrait comporter un avertissement : « L’abus d’alcool est dangereux… ». Monsieur Carnaval existait déjà. En compagnie d’Olivier, Stéphane, Chafik ou Ted, on pouvait entrer en coupant la longue file d’attente qui s’étirait dans la rue. Je sens encore les regards assassins dans mon dos. Un délice.
Durant ces nuits, plus belles que les jours, on croisait Gilles deux ou trois fois dans des endroits différents. Lui aussi ne devait pas dormir beaucoup. Tout cela n’était pas bien sérieux. On ne faisait pas de selfies. Personne n’avait de couteau sur lui. Les rencontres ou les retrouvailles obéissaient au hasard et pas aux indications des réseaux dits sociaux. C’était un autre temps, une autre époque, un autre siècle. On ne nous empêchera pas de les regretter.