Dans “La Cuisine de Marguerite” au théâtre du Grand-Rond, Corinne Mariotto partage les mots et… la soupe de poireaux de Marguerite Duras.
Marguerite Duras ne faisait pas qu’écrire, réaliser des films ou mettre en scène ses pièces de théâtre… Elle… cuisinait ! Parce qu’écrire relève d’une petite cuisine intérieure et que cuisiner demande de se laisser aller au même abandon et d’entrer dans le même silence que l’écriture, Marguerite Duras aimait passer du temps à préparer des plats pour ses proches et ses amis. Une façon pour celle qui ne les embrassait jamais de leur faire savoir qu’elle les aimait. Et, comble du raffinement, elle a même couché ses recettes dans un livre publié après sa disparition par son fils Jean Mascolo. C’est dans ce livre, “La Cuisine de Marguerite”, que l’on trouve la fameuse recette de la soupe de poireaux — mets sublimé par Duras — que la comédienne Corinne Mariotto prépare devant nous pendant la durée du spectacle du même nom. Mais l’ingrédient principal de cette pièce est “La Vie matérielle”, ouvrage qui tient à la fois du journal intime et de l’essai, notamment le chapitre “La Maison” dans lequel la romancière y parle des maisons, des femmes et de la place des femmes dans les maisons. Dans un petit espace scénique aménagé en cuisine vintage, douce et chaleureuse, avec buffet, table de travail, évier, fourneau qui sent bon les pommes de terre qui bouillent, Corinne Mariotto délivre la pensée vagabonde de Duras dans une adresse directe et complice. Une pensée aussi métaphysique que profondément humaine qui fait acte de théâtre et pour lequel la comédienne et metteuse en scène Muriel Bénazéraf a concocté l’adaptation des textes.
L’auteure de “L’Amant” avait le goût pour l’intendance qu’elle mettait à l’œuvre dans les 400 m2 de sa maison de Neauphle-le-Château acquise en 1956. Un pragmatisme qui étonne chez la femme de lettres mais qui se manifeste notamment au travers d’une longue liste de vingt-cinq produits indispensables dans une maison. Corinne Mariotto les énumère avec délectation, du sel fin au chatterton, en passant par le thé Earl Grey et le nuoc mâm. Ce même nuoc mâm au sujet duquel elle écrit un de ces aphorismes dont elle avait le secret : « S’il n’y pas de sauce indochinoise, je m’en vais, je quitte la demeure ». Corinne Mariotto qui porte en elle Duras comme une seconde peau — on frémit encore d’émotion au souvenir de ses dernières interprétations dans “La Musica deuxième” et “Le Bureau de poste de la rue Dupin” — fait entendre les nombreuses voix (voies) de “La Vie matérielle”. Au gré des pages relatant son rapport au quotidien et aux tâches ménagères, elle donne vie à une Duras multiple : libre et insolente, mais aussi péremptoire, rigoureuse, franche et involontairement drôle. Des lignes forgées également de sa puissance littéraire qui fait affleurer des souvenirs de son enfance aux colonies et jaillir des images d’une finesse et d’une sensualité inouïes : la pluie tropicale drue à en faire mal, le parfum de la terre chaude mouillée… Ces confidences de petite fille, mère, femme s’unissent en une parole universelle qui ramène chacun de nous à notre enfance, à notre mère, à notre propre rapport avec cette vie matérielle. L’homme n’est pas absent de “La Cuisine de Marguerite”, Duras le qualifiant d’enfant se prenant pour un héros pour avoir acheté des pommes de terre! Au fil de cette pensée en mouvement, dans laquelle navigue avec aisance une Corinne Mariotto maniant l’art de la rupture, la parole se fait plus grave. Elle bascule dans une réflexion philosophique et politique, courte mais saisissante, sur la condition féminine depuis le Moyen Âge jusqu’en 1986, année d’écriture de “La Vie matérielle”. La Duras engagée y soulève la question de l’aliénation de la mère de famille — dont elle ne s’exclut pas — et qui au-delà des années 80, relayée par la comédienne, continue de retentir toujours aujourd’hui. En outre, les voix de ces deux femmes, mères et artistes, dialoguent toutes deux mues par un même appétit des mots et de la chère et par un engagement organique à la création, qu’elle soit littéraire, scénique ou… culinaire. Fidèle à l’art de recevoir de l’écrivain, pour qui la cuisine était synonyme de partage, Corinne Mariotto fait savourer à son public cette nourriture spirituelle cuisinée à la passion, avant de le convier à déguster cette soupe chargée d’émotions qu’elle lui a préparé. Une façon de lui dire qu’elle l’aime. Et c’est réciproque.
Une chronique de Sarah Authesserre pour Intramuros
- Du mardi 31 janvier au samedi 4 février, 21h00, au Théâtre du Grand-Rond (23, rue des Potiers, 05 61 62 14 85, grand-rond.org)
photos : Greg Lamazères