Parce que rien n’éclaire mieux nos vies que leurs bandes-sons, Culture 31 s’intéresse aux chansons qui ont marqué l’Histoire, la grande comme la petite.
Budapest, le 11 Janvier 1968 : au 46b de la rue Dob, les badauds s’attroupent autour de la silhouette d’un homme à terre. Il habite en étage et vient de se défenestrer sans parvenir à ses fins. Il est sain, sauf, et les secours ne devraient plus tarder.
Couché dans la neige, son corps semble aussi misérable que sa renommée fut retentissante. Ce corps, c’est celui de Rezső Seress: clown, trapéziste, survivant de la Shoah, pianiste et compositeur de la chanson la plus tragique au monde.
Rezső Seress naît le 3 Novembre 1899 à Budapest dans une famille juive qu’il quitte, à peine adolescent, pour suivre un cirque ambulant. Surdoué mais cafardeux, immobilisé après une chute qui faillit lui coûter la vie, il apprend seul le piano, d’une main d’abord, celle qui est encore valide, puis le chant et la composition. Rétabli à la stupéfaction de tous, il embrasse la carrière de musicien.
Ce n’est pas une profession facile. Travailleur acharné, il accompagne au cinéma les films muets et écrit des chansons aux titres guillerets –Fizetek főúr (Garçon, apportez-moi l’addition) ou Én úgy szeretek részeg lenni (J’aime être ivre)- teintées d’une mélancolie sourde qui séduisent les coquettes mais déconcertent les producteurs.
A cet égard, 1932 n’est pas une très bonne année. De passage à Paris, il a composé un air particulièrement triste, forcément en do mineur où, dira t-il, il a placé ses sentiments les plus profonds : son effroi devant les ravages de la Grande Dépression et la montée du fascisme. L’œuvre s’intitule Vége a világnak (La fin du Monde). Son ami, le poète László Jávor, lui offre des paroles. La légende veut que le poète vienne d’être quitté par sa femme. Son texte évoque l’amour perdu, des funérailles et retrouvailles célestes. La chanson est rebaptisée Szomorú Vasárnap (Sombre Dimanche).
Seress recherche un producteur mais tous rejettent le titre. L’un d’eux lui répond : « Ce n’est pas que la chanson soit triste : il y a une sorte de désespoir irrésistible en elle. Je ne crois pas qu’il serait bon pour qui que ce soit d’entendre une chanson comme celle-ci. »
La partition est finalement publiée en 1933. Il faut attendre 1935 pour que Pál Kalmár, star de la chanson magyare, s’y intéresse et l’enregistre. Le succès est immédiat, et ses conséquences, imprévisibles. Bientôt, la presse accuse la chanson d’être la cause d’une vague de suicides: des gens se jetteraient au Danube avec en poche ses paroles, ou se défenestraient, disque tournant encore sur le gramophone. L’émoi est tel que l’État Hongrois interdit sa diffusion. Elle continue toutefois à être jouée, en cachette, dans quelques cabarets de la ville.
Le sensationnalisme de la situation attise les curiosités étrangères. Aux États-Unis, le jazzman Hal Kemp est le premier, en 1936, à enregistrer une version anglaise de l’œuvre, surnommée pour le frisson « La chanson hongroise du suicide ». Mais c’est Billy Holiday qui, en 1941, la rendra populaire sous le nom Gloomy Sunday. De nombreuses radios, la jugeant trop triste, refusent de la diffuser. En Angleterre, et malgré son succès, la BBC la bannira de ses ondes jusqu’en 2002.
L’Histoire n’épargne pas son auteur. Alors que la guerre ravage l’Europe, Seress est déporté par le régime nazi dans un camp de concentration en Ukraine, où il survivra mais perdra sa famille.
Rescapé miraculeux pour la deuxième fois de sa vie, il rentre à Budapest en 1945 et entame une existence à la petite semaine. Pourtant, c’est un homme potentiellement riche. Il suffirait qu’il rejoigne les États-Unis pour y récolter des royalties astronomiques. Il s’y refuse. Il ne veut pas quitter la Hongrie. Pour survivre, il joue du piano dans un restaurant du quartier juif, le Kispipa.
On ne compte plus les versions de Szomorú Vasárnap enregistrées en toutes langues : de Piotr Leschenko à Ray Charles, de Tarō Shōji à Marianne Faithfull. Elle sera l’une des chansons les plus reprises au monde. En France, Serge Gainsbourg ou Claire Diterzi se plieront à l’exercice.
Le 11 janvier 1968, Rezső Seress traverse Budapest en ambulance après avoir sauté par la fenêtre, et s’il est sain, il n’est pas sauf pour autant. Gardé en observation, il se pendra dans sa chambre d’hôpital à l’aide d’un câble. C’était un jeudi. Sombre Jeudi : Szomorú Csütörtök.
Eva Kristina Mindszenti
Pál Kalmár- Szomorú Vasárnap
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Billie Holiday – Gloomy Sunday
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Serge Gainsbourg – Sombre Dimanche
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