« De fait, Berlioz s’est vu contraint de tailler largement dans la comédie de Shakespeare. Seulement sa chirurgie a été à ce point radicale qu’elle est ressortie de ses mains proprement défigurée. » [1] Alors Richard Brunel et Catherine Ailloud-Nicolas remettent du Shakespeare dans du Berlioz imité de Shakespeare. Fallait-il mentionner « d’après Berlioz » ? Peut-être. Cependant l’« indigence du poème » [2] est ici (partiellement) compensée par un argument moins simpliste, plus sombre, cependant entaché de quelques inventions infidèles : Somarone est ici l’affreux calomniateur, cependant que le Don John ajouté n’a qu’un rôle très secondaire, outre celui d’épouser Ursule. Et point de happy end général. Mais le pari de l’homme de théâtre de faire bien parler et jouer les chanteurs d’opéra, et de ménager des silences signifiants, est aisément gagné. Étrangement ce sont les comédiens parleurs qui semblent par moment avoir oublié d’endosser leur costume.
Voici donc des civils d’une guerre parmi les guerres réfugiés dans une église à chaire et néons dont le toit est éventré. Des gravas tombent, mais l’électricité fonctionne toujours. Les tronches cassées des absents sont autant d’icônes pour lesquelles des bougies vacillent. Des matelas à même le sol, des armoires, beaucoup d’armoires, qui se feront bosquets pour amants puis tables de banquet. Il pleut, on met des bassines, qui deviendront baquets pour les soldats de retour. Claudio arrive en fauteuil roulant, se lève en s’appuyant sur une béquille, puis courra bientôt comme un lapin (blanc). Les treillis se retrouvent en caleçon pour se laver de la guerre. On se rince l’œil. Dans les armoires d’impeccables serviettes blanches attendent, bien pliées.
Sensualité et onirisme l’emportent sur la comédie. Le nocturne est propice à l’abandon, l’amour donne des ailes à la mariée et de l’ardeur aux papillons (sont-ce des drones ? non il ne semble pas ; alors des vrais ? vers où volent-il ? Mystère de l’effet papillon…)
Sous la direction enjouée et attentive de Tito Ceccherini, le Berlioz musicien fait merveille, en fosse, en bord de fosse et sur le plateau. Les artistes du chœur, toujours parfaitement préparés par Alfonso Caiani, font épithalame grotesquement funèbre ou noce joyeusement imbibée avec un égal bonheur, faussement dirigés par le Somarone un peu effacé de Bruno Praticò.
Julie Boulianne (Béatrice), caractère bien trempé et vibrato serré et seyant, Lauren Snouffere (Héro), aérienne dans ses vocalises, et Gaia Petrone (Ursule), au mezzo rond et charnu, réservent les plus beaux moments : le temps est suspendu, l’émotion monte, irrépressible. Joel Prieto (Bénédict), dont la diction chantée et parlée est remarquable, affronte avec aplomb ses périlleux aigus, tandis que Aimery Lefèvre (Claudio) et Thomas Dear (Don Pedro), privés de premier plan par la partition, interviennent avec une belle autorité.
Qu’en eût dit Shakespeare, qu’en eût dit Berlioz ? La commedia è finita pour le couple Héro – Claudio. Lui pleure sur la mue dérisoire – robe et chaussures de mariage – qu’elle laisse avant de s’éloigner sans se retourner.
[1] Jean-Michel Bèque – Shakespeare travesti ou les manquements d’un fidèle à son Dieu. In [2]
[2] Béatrice et Bénédict, l’Avant Scène Opéra n° 214, 2003.
Photos © Patrice Nin
Théâtre du Capitole, 2 octobre 2016
Une chronique de Una Furtiva Lagrima.