Avant toute chose, relire mon article annonçant le spectacle sur le blog, article daté du 6 novembre, et intitulé, Rigoletto ou la malédiction du bossu.
Il a hésité, longtemps hésité, sûrement, mais il savait que c’était un rôle pour lui. Incontournable de surcroît dans sa carrière. Côté chant, aucun doute. Peut-être, des hésitations sur comment interpréter le personnage. L’artiste n’est pas du style à faire des grimaces sur scène, ni prêt à se rouler part terre. Ses interprétations dans tous les rôles de son répertoire sont toujours empreintes d’une certaine retenue, une certaine noblesse. Bouffon d’accord mais le livret dit bien aussi, père de famille. Et, tout bien pesé, l’ouvrage ne comporte pas tant que ça de moments qui prêtent à rire des facéties du Triboulet de Victor Hugo. Alors, Rigoletto sera un père avant tout, et en second un bouffon bossu, point. De plus, l’écriture musicale est bien pour baryton et même baryton verdien ce qui correspond parfaitement aux cordes vocales de notre ami Ludovic Tézier. L’immense styliste qu’il est, attentif à la ligne comme au moindre mot, au phrasé comme à la dynamique, va apporter ainsi au personnage une dignité insoupçonnée, secondé en cela par le chef Daniel Oren, attentif à tout excès d’expressivité. Un chef qui n’a de cesse de guider, soutenir tout le plateau dans un Rigoletto qui ne “lambine“ pas. Le chef fouette ses musiciens comme un jockey son cheval au galop, et obtient de l’orchestre une qualité instrumentale dont on ne doute plus. Il opte pour le drame, d’entrée, dès le Prélude, et la partition prend alors une ampleur inhabituelle. On admire aussi comment il gère chaque syllabe de chaque chanteur. Pas de doute, Daniel Oren connaît son Verdi.
D’une très généreuse expansion vocale, Ludovic n’a pas besoin de privilégier le jeu pour masquer des manques, puisqu’il a la voix !! de plus, il ajoute, me semble-t-il, une composante belcantiste et une italianità – puisqu’il faut le dire ainsi – du meilleur effet, composante aussi du triomphe obtenu. En un mot, il est grand par la voix, sans effets gutturaux, ni coups de menton. Aucune nécessité d’un falbalas de costume, ni de roulades, pour être présent sur scène. Au fil des représentations, je suis persuadé que, maintenant que c’est gagné, et l’interprète ne souffrant côté technique et âme, d’aucune carence, il y aura encore plus de naturel et de spontanéité chez ce père blessé, rendant ainsi encore plus poignant le drame sourd de l’homme victime de son destin.
Mais que reprocher, par exemple, dans ce dernier tableau qui voit les quatre protagonistes participer à l’un des plus beaux quatuors vocaux qui soit. Pas un seul instant qui ne soit pas au point. Comme l’écrit Michel Lehman dans le programme : « Chaque personnage bénéficie d’une individuation musicale. Son caractère est nettement dessiné par la musique ; le duc est séducteur, Maddalena moqueuse, Gilda désespérée et Rigoletto vindicatif. » Le chef est d’une présence de tous les instants. Dans la foulée, on remerciera Nicolas Joël de nous avoir créé en son temps une production qui ne transpose en rien l’opéra, nous laissant comme il dit, en tant que spectateur intelligent, nous livrer nous-même à l’amalgame qu’on veut. Ceci dit, pour ceux qui voient cette mise en scène depuis 1992, on s’étonne d’être satisfait encore une fois, tout comme des décors, costumes et lumières. L’essentiel est là. Tant mieux, si nous pensons à tous ceux qui découvrent l’œuvre “dans son jus“ pour la première fois, avec une telle qualité d’ensemble.
Le duc de Mantoue, Saimir Pirgu, a le physique du rôle – je veux dire l’âge d’abord et un physique en effet de séducteur ! loin de certains vieux ténors célèbres – un jeune noble, plein de fougue, sûr de son statut, en abusant sans vergogne pour satisfaire ses envies sexuelles. Un vrai cynique débauché que son bouffon doit distraire. Le ténor est en voix, et les airs attendus sont donnés sans problème, ou presque, mais n’oublions pas que c’est la première. Quelques imperfections seront sûrement gommées dans les suivantes, mais sans redondances vocales, proscrites en effet. Hier soir, c’était mieux encore.
Il séduit une Gilda dont l’interprète laisse percer les émois de jeune fille mais sans en faire une vierge énamourée. Au fil des scènes, Nino Machaidze, sans mièvrerie, ni minauderies, ni poses, s’appliquera à traduire les blessures de la femme abusée, puis les élans de la femme passionnée, toujours amoureuse, malgré tout, amour qui la conduira même jusqu’au sacrifice de sa vie, en toute connaissance de cause. C’est une soprano dramatique qui assume sans difficultés les passages plus pour colorature ou soprano leggero. Et sans maniérisme aucun. Son investissement est en accord parfait avec Ludovic Tézier.
Il est peut-être bon de rappeler que certains excès dont un certain public est particulièrement friand peuvent entraîner les interprètes loin des volontés du compositeur. Il n’est pas dit que tous y souscrivent, et c’est tant mieux ! Comme par exemple, les deux aigus ajoutés dans le deuxième air du duc, le Sol aigu à la fin de « pari siamo » de Rigoletto, et son La aigu dans « E morta », le contre-Mi dans la reprise du « Caro nome », ou le contre-Ré dans le quatuor final !!…
Quant aux comprimari, le Sparafucile de Sergey Artamonov, basse, tout comme la Maddalena de sa complice, Maria Kataeva, mezzo-soprano, sont sans reproche et participent de la réussite de l’ensemble. Sans oublier le Monterone de Dong-Hwan Lee dont le Sii maledetto fut un peu couvert par l’orchestre dans l’emportement de son chef !!
Le reste de la distribution ainsi que les chœurs du Capitole, excellents comme à l’habitude, participent à ce grand moment d’émotion que fut cette représentation. Triomphe total.
Michel Grialou
photos Rigoletto © Patrice Nin