Entretien avec Serge Chauzy, physicien, chercheur, professeur émérite et figure bien connue du milieu musical toulousain.
Pouvez-vous évoquer les grandes lignes de votre CV professionnel ?
Mon parcours professionnel est essentiellement scientifique. J’ai consacré ma carrière à l’étude de la météorologie, et plus spécifiquement à l’activité électrique des orages. Aujourd’hui, je suis encore professeur au sein de l’université Paul Sabatier, dans la position d’un statut d’éméritat : je n’exerce plus d’activités d’enseignement, et mon travail de recherche se limite désormais à de la diffusion (jurys de thèse, conférences organisées par l’établissement etc.). Parallèlement, je reste actif au sein de l’association Les étoiles brillent pour tous, créée en 2004 par l’Observatoire Midi-Pyrénées – composante de l’université -, et dont la mission consiste à donner des conférences scientifiques dans les milieux fermés : hôpitaux, maisons de retraite, centres de détention etc.
Comment avez-vous accompli votre formation musicale ?
Je n’en ai pour ainsi dire pas. J’ai été sensibilisé à la musique dès mon plus jeune âge,sans pour autant recevoir de véritable « éducation » académique. Bien plus tard, j’ai suivi, durant trois ans, un cours de solfège adulte dispensé par le Conservatoire de Toulouse. J’ai abandonné au moment où il devenait nécessaire de choisir un instrument, car ma profession principale me prenait beaucoup trop de temps. Ce cursus m’a tout de même été très utile, ne serais-ce que pour l’analyse des partitions musicales, des tonalités, du rythme etc. Mais dans l’absolu, je ne suis pas véritablement musicien.
Que rapport entretenez-vous avec la ville de Toulouse ?
J’y suis né, et j’y ai exercé la plus grande partie de ma vie professionnelle. J’ai accompli ma formation scientifique au sein de l’ENSEEIHT et de l’université Paul Sabatier, qui m’a engagé par la suite en tant qu’enseignant-chercheur, poste que j’ai conservé jusqu’à aujourd’hui. De fait, je suis très lié à la ville de Toulouse et aux activités qu’elle propose, notamment dans le domaine musical.
Vous avez défini la musique et la physique atmosphérique comme vos principaux centres d’intérêt. Diriez-vous qu’il existe un lien étroit entre ces deux disciplines ? Si oui, de quelle nature ?
L’activité orageuse est essentiellement musicale en ce sens qu’elle produit du bruit. J’utilise justement cette relation comme support principal de conférences que je prononce sur le thème « l’orage et la musique ». Au cours de ces interventions, je décris l’orage en tant que processus physique – sa naissance, son développement, l’électrisation des nuages, les caractéristiques des éclairs…, et je donne quelques exemples de grands compositeurs ayant intégré des « orages » à leurs œuvres. Ils sont très nombreux, aussi bien dans l’opéra que dans la musique symphonique : les opéras baroques regorgent d’imitations de ce genre, que l’on retrouve chez Vivaldi (L’Été), Beethoven (La Symphonie pastorale), Rossini ou bien sûr Wagner. Selon moi, le lien évoqué dans votre question se manifeste donc à travers l’inspiration que les grands musiciens puisent dans les phénomènes naturels, et par les tentatives de reproduction sonore qu’elle engendre.
A quelle date et dans quelles circonstances avez-vous été recruté par l’équipe de Culture 31?
Il ne s’agit pas vraiment d’un « recrutement ». J’ai été contacté par Bruno del Puerto au moment de la fondation de Culture 31. Il m’a demandé s’il pouvait emprunter certains de mes articles de ClassicToulouse pour les diffuser sur son site. J’ai accepté de grand cœur, et notre collaboration a continué jusqu’à aujourd’hui.
Vous êtes, aux côtés de Robert Pénavayre, l’un des principaux contributeurs de la plateforme numérique ClassicToulouse. Pouvez-vous la présenter rapidement à nos lecteurs?
ClassicToulouse est né en 2006 à l’initiative de Robert Pénavayre. Il s’agit d’un magazine Internet destiné essentiellement à rendre compte des activités musicales classiques de notre région. On y trouve des annonces, des critiques de spectacles musicaux, lyriques et chorégraphiques, ainsi que des commentaires relatifs à des disques, des DVDs ou encore des livres.
Robert couvre les événements lyriques ainsi que les spectacles chorégraphiques extérieurs, Annie Rodriguez prend en charge le domaine chorégraphique local, et je m’occupe de la musique instrumentale en général. Nos recensions les plus nombreuses concernent les manifestations toulousaines, mais nos perspectives s’étendent à l’échelle internationale : Robert fréquente régulièrement l’Opéra de Paris et le Covent Garden de Londres. De mon côté, je suis allé de nombreuses fois aux Festivals de Bayreuth et d’Edimbourg. En moins de dix ans, nous avons publié plus de 3000 articles, ce qui tend à démontrer que le secteur classique reste extrêmement dynamique, à Toulouse et ailleurs.
Quel est votre premier souvenir relatif à l’art lyrique ?
Je l’ai découvert grâce à mes parents qui, tout jeune, m’emmenaient écouter des opérettes de Messager, Francis Lopez, Vincent Scotto etc. Malgré le plaisir que me procuraient ces ouvrages, j’ai assez vite éprouvé le besoin de me tourner vers un répertoire un peu plus « consistant ». C’est ainsi que j’ai pris contact avec l’opéra wagnérien – qui n’est pas forcément le plus accessible pour un néophyte -, par le biais d’une Tétralogie complète représentée au Capitole dans les années 1957-58. Le maire de l’époque, Raymond Badiou, était un wagnérien convaincu. Il entretenait des liens importants avec le Festival de Bayreuth, et avait pris l’initiative de faire venir à Toulouse les dispositifs d’éclairage du « Festspielhaus », que lui avait prêtés Wieland Wagner en personne ! Les interprètes et certains décors étaient également issus du Festival, ce qui rehaussait considérablement la qualité des spectacles présentés au Capitole. J’ai été ébloui par ces représentations, qui ont renforcé mon intérêt naissant pour l’art lyrique. Par la suite, j’ai rencontré l’opéra italien, le baroque, le répertoire contemporain, et ces découvertes successives ont fortifié ma passion, qui ne s’est pas démentie jusqu’à aujourd’hui.
Quels sont vos plus grands souvenirs musicaux ?
Mon tout premier souvenir de concert classique renvoie à une Neuvième de Beethoven jouée au théâtre du Capitole – la Halle aux grains n’était pas encore en service pour ce type d’événement à l’époque -, et dirigée par Gaston Poulet. J’ai encore en mémoire tous les détails de cette soirée, y compris le nom des solistes qui se sont exprimés durant le final ! J’avais une douzaine d’années, et j’ai ressenti un grand choc à l’écoute de cette musique merveilleuse. Beaucoup plus récemment, je me souviens d’un récital exceptionnel offert par Sviatoslav Richter, qui m’avait profondément ému dans un répertoire centré autour de Schubert et Beethoven. Dans le domaine lyrique, je citerai bien sûr le premier Tristan auquel j’ai assisté à Bayreuth, avec Karl Böhm au pupitre, Birgit Nilsson et Wolfgang Windgassen dans les rôles principaux. Au moment de la naissance du « Mouvement Baroque », j’ai également entendu, à Toulouse, une Passion selon Saint-Jean dirigée par Frans Brüggen, qui m’a littéralement « converti » à une certaine esthétique de l’œuvre. Il y a eu beaucoup d’autres grands moments depuis, mais ceux-ci m’ont laissé des souvenirs tout à fait impérissables.
Pouvez-vous citer, à brûle-pourpoint, les ouvrages qui vous sont les plus chers ? Plus globalement, pour quel répertoire classique ressentez-vous le plus d’affinités ?
C’est une question très délicate. Il y en a tellement… Mes goûts musicaux vont des polyphonies du Moyen Âge à la musique contemporaine. Je trouve matière à aimer dans toutes les époques, depuis la Renaissance,notamment la période Gesualdo-Monteverdi, en passant par les périodes classique et romantique, le XXe siècle avec Debussy, Ravel, Stravinski, jusqu’aux créations actuelles, pour lesquelles on ne peut formuler aucun jugement définitif, mais dont beaucoup sont extrêmement séduisantes à première vue. Cela dit, j’ai une sensibilité particulière pour certaines œuvres peu données, comme celles de Sibelius ou de Scriabine, qui mériteraient une reconnaissance bien supérieure à celle qui leur est accordée aujourd’hui. Après, comment ne pas citer Bach, Mozart, Beethoven… Je ne pourrais choisir aucune œuvre en particulier. Le bonheur procuré par la musique est lié à sa diversité et à sa variété.
Quel est votre instrument de prédilection ?
Peut-être la voix, qui est l’instrument le plus sensible et le plus direct, ou tout simplement l’orchestre. J’adore le quatuor à cordes, que l’on peut considérer comme un instrument joué à seize cordes et quatre/huit mains. Je suis passionné par le piano, le violon ou le violoncelle, sans établir de véritable préférence entre eux. C’est un ensemble.
Quels sont les artistes les plus marquants qu’il vous ait été donné de voir et d’entendre?
Là encore il y en a beaucoup, des anciens et des récents… Parmi les premiers, Sviatoslav Richter, que j’ai vu deux fois en concert, et qui m’a complètement bouleversé. Les conditions dans lesquelles il a donné son dernier récital à Toulouse – salle plongée dans le noir, partition sur le pupitre éclairée par une petite lampe de trente W – ont contribué à rendre ce moment tout à fait unique. Je citerai également Rostropovitch, qui est venu à Toulouse plusieurs fois, et qui était un personnage extraordinaire, en plus d’un interprète immense. Dans les rangs des chefs d’orchestre, j’ai adoré Karl Böhm, que j’ai vu à Bayreuth et à Munich, et Claudio Abbado, que j’ai eu la chance de voir plusieurs fois à ses débuts, notamment au festival de Lucerne. En ce qui concerne les chanteurs, j’évoquerai surtout Birgit Nilsson et Montserrat Caballé, qui évoluèrent dans des registres très différents, mais qui surent toutes deux se rendre inoubliables pour le public.
Les CDs-DVDs que vous conseilleriez d’emblée à un néophyte ?
Prioritairement les CDs d’anciens artistes tels que Kathleen Ferrier, une contralto anglaise morte très jeune, qui réalisa plusieurs enregistrements stupéfiants, et qui représente pour moi la quintessence de l’art et de la sensibilité. Parmi les DVDs qui m’ont séduit dernièrement, je pense à un documentaire consacré à El Sistema, l’initiative mise en œuvre par le Venezuela pour assurer l’éducation musicale des plus jeunes. On peut y entendre l’Orchestre Simon Bolivar de Gustavo Dudamel, et l’on découvre que ce le mouvement, né il y a quarante ans, a énormément fait pour la musique, mais également pour le salut des petits gamins abandonnés des bidonvilles, qui ont été « ramenés » à la civilisation grâce à l’enseignement dispensé par El Sistema. C’est un reportage très émouvant, qu’il faut à tout prix visionner.
Auriez-vous un ouvrage (papier) à recommander spécialement au profane, et à l’amateur confirmé ?
Je pense qu’il faut commencer par aller aux sources. A ce titre, je conseillerai d’emblée la lecture des Lettres de Beethoven, une mine d’informations qui vous met en contact avec les préoccupations immédiates du Maître. Les écrits rassemblés sont souvent très prosaïques – Beethoven courrait toujours après l’argent, il en manquait chroniquement -, et parfois éblouissants, notamment lorsqu’il évoque les musiciens qui lui sont les plus chers. Le recueil est très épais, mais il mérite vraiment un coup d’œil attentif. Dans un autre genre, je mentionnerai aussi les Mémoires de Berlioz, qui se lisent comme un roman – Berlioz avait beaucoup d’imagination, et la véracité de ce qu’il raconte n’est pas toujours certaine… On y apprend des choses étonnantes, extrêmement instructives pour un mélomane.
Quelle est la dernière production qui vous ait subjugué ?
Spontanément je repense au Ring célèbre de Chéreau et Boulez, monté à Bayreuth en 1976. J’avais eu la chance d’obtenir des places pour cette production, qui a bouleversé l’approche de l’œuvre wagnérienne. On parle beaucoup aujourd’hui de mises en scène « révolutionnaires », mais celle-ci a vraiment secoué le monde lyrique. Chéreau a été l’un des premiers à imaginer une transposition complète de la Tétralogie. Il l’a conçue avec une intelligence et une musicalité inouïes, bien aidé par Pierre Boulez, impérial au pupitre du « Festspielhaus ». J’ai été très marqué par ce spectacle, qui a beaucoup compté dans ma vie musicale. Bien plus récemment, j’ai été conquis par la production toulousaine de Written on skin (Benjamin), admirablement montée par Katie Mitchell. Il y a eu d’autres grands moments, mais ceux-ci reviennent immédiatement à ma mémoire lorsque je me penche sur mon passé de spectateur.
La saison lyrique toulousaine 2014-2015 vous a-t-elle donné satisfaction ?
Il y a eu de belles choses, notamment la soirée Britten, que j’ai trouvée formidable. Frédéric Chambert a eu une riche idée en réunissant ces deux œuvres (Owen Wingrave et le Tour d’écrou), rehaussées par la mise en scène clairvoyante de Walter Sutcliffe et la battue inspirée de David Syrus. Je pense que ça a été le point culminant de la saison dernière, très intéressante au demeurant.
La première de Turandot au Capitole, en juin dernier, s’est soldée par une splendide bronca, adressée à l’encontre de Calixto Bieito. Quel jugement personnel avez-vous porté sur cette production ? Plus largement, quid du problème des mises en scène contemporaines, fustigées par une grande partie du public » traditionnel » ?
J’avais quelques craintes au moment d’aborder la soirée en question, car les mises en scène du type « Regietheater », qui cherchent en priorité à choquer le public, présentent l’inconvénient majeur de ne pas se préoccuper de la partition. J’ai été ahuri, durant les récentes éditions du Festival de Bayreuth, par des productions qui occultaient totalement la nature du répertoire auquel appartenait l’ouvrage mis en scène ! C’est là un excès inadmissible, qui porte un grand tort à l’art lyrique et doit donc être combattu. Je suis évidemment favorable au « dépoussiérage » des chefs-d’œuvre – nous parlions de Chéreau tout à l’heure -, mais pas au détriment de l’essence fondamentale de l’opéra. La recherche de l’intensité dramatique est nécessaire – elle était bien trop négligée dans les siècles passés -, mais elle ne doit pas pour autant dresser les metteurs en scène contre la musique ! J’ai vu par exemple un Tannhäuser – supposé se passer à la cour de la Wartburg -, qui prenait pour cadre une usine de traitement des déchets humains ! Malgré tout mes efforts, je n’ai pas réussi à saisir le rapport qui unissait cette vision à l’argument original – je pense d’ailleurs qu’il n’y en avait aucun. Certains metteurs en scènes actuels ont tendance à détourner l’esprit des grands ouvrages du passé pour en faire les supports de leurs préoccupations personnelles, et cette tendance me paraît regrettable. On ne trouvait pas trace de ce genre d’errements dans la Turandot que nous évoquons. En lisant les répliques des personnages, on est forcé d’admettre que toute la violence et la cruauté mise en scène par Bieito se retrouve dans le livret. De surcroît, Calixto Bieito a su adapter sa conception – qui se défend – à la musique de Puccini. Il faut lui rendre grâce pour cela. Bien sûr, je suis resté un peu perplexe devant certains détails, qui m’ont parus un peu difficiles à comprendre, mais cette production était globalement efficace et cohérente, ce qui est l’essentiel.
Comment jugez-vous l’ouverture de la nouvelle campagne (couplage du Prisonnier – Dallapiccola – et du Château de Barbe-Bleue – Bartók) ? Quels seront les rendez-vous les plus importants de l’année en cours ?
A priori, le couplage des deux œuvres en question n’était pas évident, les langages de Dallapiccola – sériel, dodécaphonique – et de Bartók – postromantique- étant très éloignés l’un de l’autre. Mais la thématique commune de l’enfermement constituait un pont intéressant, qui a été exploité à bon escient par Frédéric Chambert. De plus, le spectacle a été remarquablement chanté, très bien joué par l’orchestre, et la mise en scène d’Aurélien Bory s’est révélée très intelligente. J’ai vraiment pris un grand plaisir à l’occasion de cette soirée. Concernant la suite, il ne faudra évidemment pas rater les grands classiques – Rigoletto, Faust, Les Noces de Figaro -, mais les nouveautés sont aussi très alléchantes, et il conviendra d’y être attentif.
Nous avons appris récemment la fin prochaine du mandat de Frédéric Chambert. Quel regard portez-vous sur son passage à la tête du Capitole ?
Son bilan me paraît très positif. Il a été capable d’innover, en insérant, par exemple, le théâtre du Capitole dans le cycle des « Présences vocales ».De plus, il n’a pas craint de proposer au public toulousain un répertoire original et novateur. Nicolas Joël se distinguait pas l’incroyable qualité des interprètes qu’il choisissait, mais sa programmation et ses productions étaient nettement plus traditionnelles. Frédéric Chambert a eu le grand mérite d’oser entreprendre des choses difficiles. Il doit être félicité pour cela.
Frédéric Chambert
Dans une perspective plus large, comment voyez-vous l’évolution de l’art lyrique au cours de ces dernières décennies ?
Nous l’avons vu, cette évolution s’est manifestée à l’avantage des metteurs en scène. Nous parlons actuellement de la Turandot de Bieito, mais pas du chef qui l’a dirigée à Toulouse. En 1976, déjà, le nom de Chéreau éclipsait celui de tous les autres artisans du Ring de Bayreuth. Certains spectacles s’en sont trouvés rehaussés, mais je crois que d’une manière générale, le metteur en scène n’a pas à être le personnage principal d’une production. L’orchestre, le chef, les chanteurs et le directeur artistique jouent un rôle équivalent dans le cadre de l’art lyrique. Il serait bon que cette évidence soit rappelée un peu plus souvent de nos jours… En ce qui concerne les voix, on s’aperçoit que les carrières sont plus courtes qu’autrefois, et que certains chanteurs, trop sollicités, achèvent prématurément leur parcours. Cela dit, l’époque actuelle reste riche en artistes de très grande qualité, et je pense que les spectateurs d’aujourd’hui peuvent s’estimer aussi comblés que ceux d’hier. On disait beaucoup il y a quelques temps que l’opéra était un genre passéiste, poussiéreux, condamné à disparaître dans un avenir proche. Les productions récentes des musiciens contemporains démentent complètement cette idée. L’art lyrique suscite encore un grand engouement. Cette réalité me saute aux yeux lorsque je suis amené à présenter les productions du Capitole aux étudiants de l’université Paul Sabatier. Beaucoup d’entre eux manifestent un réel intérêt pour les manifestations artistiques dont je viens parler. Ils ont la possibilité d’assister gratuitement à la « générale » des opéras en question, ce qui les conduit souvent à prendre un abonnement par la suite, après avoir constaté que les spectacles proposés par le Capitole sont bien différents de ce qu’ils appréhendaient. De mon point de vue, les grandes craintes relatives au prochain déclin de l’opéra sont donc exagérées. L’art lyrique prend d’autres formes, il se modifie – quel écart entre l’Orfeo et la Tétralogie ! -, et cela continuera dans les temps à venir. On retrouve ici la notion d’ « art total » évoquée par Wagner : l’opéra propose de la musique vocale et instrumentale, des décors, des costumes, une intrigue, du théâtre… qui peut rêver mieux ! Aussi, je n’ai aucune crainte vis-à-vis de son devenir.
Les interprètes d’aujourd’hui vous procurent-ils la même satisfaction que ceux d’hier ?
Honnêtement oui. Autrefois, la plupart des artistes se contentaient de chanter, et jouaient très peu. Ils faisaient peu d’efforts pour incarner physiquement leurs personnages. Si les voix durent parfois moins longtemps que par le passé, on a donc, a contrario, beaucoup gagné en crédibilité dramatique. Et je pense que les spectateurs du XXIe siècle – en particulier les plus jeunes – sont tout à fait satisfaits par cette évolution.
Quelle est aujourd’hui la place du théâtre toulousain ? Quels sont les principaux atouts qui lui permettent de la conserver ?
Il est l’un des tout premiers établissements de province dévolus à l’art lyrique. C’est avant tout un théâtre de création, qui construit ses propres décors, élabore ses costumes et crée de véritables productions. Nicolas Joël et Frédéric Chambert sont parvenus à maintenir son statut en affichant un niveau d’ambition extrêmement élevé. Il faut espérer qu’il en ira de même dans les années à venir.
Quel regard portez-vous sur l’idée de faire passer l’art lyrique dans les salles obscures ?
Si une personne se limite aux retransmissions cinématographiques pour connaître l’opéra, elle en aura sans doute une vue un peu faussée. De fait, les chanteurs que l’on voit à l’écran bénéficient de conditions optimales – notamment au niveau de la balance entre l’orchestre et le plateau -, qui permettent d’obtenir un rendu sans commune mesure avec celui de la plupart des soirées in loco. Evidemment, l’auditoire gagne au change en termes de confort, de son, de prix ou d’accessibilité, mais rien ne remplacera jamais le direct authentique. Il faut entrer dans une salle, ressentir l’ambiance de la soirée, et être physiquement en présence de chanteurs qui ne doivent qu’à leur propre énergie – et non à l’aide de la technique – la projection du son vers le public. Le contact direct, essence même de l’opéra, restera toujours fondamental.
Venons-en à l’Orchestre du Capitole. Comment pourriez-vous le qualifier, en termes de couleur et de niveau instrumental ?
En préambule, il faut rendre hommage à Michel Plasson, qui a considérablement haussé le niveau de la phalange, surtout – mais pas seulement – dans le répertoire français. Cela dit, plusieurs choses ont évolué depuis l’arrivée de Tugan Sokhiev : d’abord,l’effectif des musiciens a beaucoup augmenté, et l’orchestre a rajeuni notablement. La qualité des bois, de la « petite harmonie » – marque de fabrique des années Plasson – a perduré, et les cordes ont fait des progrès colossaux. Tugan Sokhiev leur a donné une intensité qu’elles n’avaient jamais eue auparavant. Les cuivres ont, eux aussi, beaucoup gagné en qualité de son, et cette évolution globale a contribué à donner à l’orchestre son prestige actuel – il a récemment été classé dans les trois meilleures formations françaises. Aujourd’hui notre ensemble n’hésite pas à partir en tournée pour se confronter à ses grands homologues internationaux. Il suscite le respect de tous les chefs invités à Toulouse, qui n’omettent jamais de vanter publiquement ses mérites et sa « souplesse ».On ne peut que se féliciter de cette évolution importante.
La récente prolongation du contrat de Tugan Sokhiev, lié à l’orchestre du Capitole jusqu’en 2019, a suscité l’enthousiasme des mélomanes toulousains. Quel regard portez-vous sur cette » Sokhievmania » locale, qui ne cesse de progresser depuis maintenant dix ans ?
Tugan Sokhiev avait vingt-sept ans quand il est arrivé à la tête de la phalange. De prime abord, sa jeunesse a surpris les habitués des concerts toulousains, après trente-cinq années de direction Plasson. Mais ensuite, il a réussi à séduire le public local et les musiciens par sa manière de diriger et sa grande convivialité. Sokhiev communique beaucoup et sait se faire comprendre en peu de mots. On s’aperçoit également qu’il est précis, sobre mais expressif, et qu’il fait énormément pour l’orchestre. On lui doit, entre autres, le développement des tournées internationales et la mise en relation de l’orchestre avec les médias – désormais les concerts sont filmés, et l’on peut les suivre à la télévision sur Medici.tv, Mezzo ou Arte. Tugan Sokhiev est reconnu comme un chef de grand talent, y compris lorsqu’il est amené à diriger les plus grands ensembles de la planète – le Philharmonia de Londres, qui l’accueille chaque année, les orchestres philharmoniques de Berlin et de Vienne… Il sait prendre des initiatives, créer un son très recherché en équilibrant harmonieusement les pupitres, et obtenir ainsi une pâte sonore adaptée aux œuvres qu’il dirige. C’est assurément un grand chef, plein d’avenir.
Pouvez-vous nous éclairer sur le fonctionnement et les objectifs de l’association Aïda ?
Ce groupement réunit les entreprises qui soutiennent les activités de l’Orchestre du Capitole, notamment au niveau des tournées et de la production discographique. Il organise plusieurs concerts annuels, réservés aux entreprises en question ou à leurs clients. La majeure partie du public réuni à ces occasions ne fait donc pas partie du monde des habitués des concerts. Aïda m’a demandé de présenter le programme de chaque concert aux spectateurs afin de faciliter leur approche et de guider un peu leur écoute. Les néophytes semblent apprécier cette initiative, qui suscite des retours très positifs. Personnellement, c’est un exercice que je trouve passionnant. Lorsque j’écoute un ouvrage dans le cadre d’un commentaire à préparer, mon ressenti est inhabituel, beaucoup plus analytique que d’ordinaire, et cela me permet de découvrir des aspects de l’œuvre qui m’échappaient auparavant. Ce type d’activité se révèle donc très utile pour moi aussi.
Les concerts de la saison nouvelle ont débuté il y a plus d’un mois. Quel bilan tirez-vous de la saison passée ?
Il y a eu des découvertes et des confirmations très satisfaisantes, notamment Vadim Gluzman, grand violoniste israélien, qui est venu jouer le deuxième concerto de Prokofiev d’une manière merveilleuse. Je me souviens aussi de Sergueï Khatchatrian, un autre jeune violoniste, et de Marianne Crebassa, une magnifique mezzo-soprano que j’avais déjà entendue Montpellier, et qui a superbement chanté le Shéhérazade de Ravel. Le Requiem de Berlioz, joué par l’Orchestre du Capitole avec l’Orphéon Donostiarra et le ténor Bryan Hymel, le tout dirigé par Tugan Sokhiev, a aussi été un grand moment, même s’il est évident que l’acoustique de la Halle aux grains trouve ses limites dans ce genre d’événements – l’ouvrage a tout de même été créé aux Invalides… En ce qui concerne la saison en cours, j’ai été emballé par le concert donné avec Elisabeth Leonskaïa dans le concerto de Grieg, organisé en collaboration avec le Festival Piano aux Jacobins,et la septième symphonie de Bruckner dirigée par Joseph Swensen, un grand habitué des lieux. Les cuivres, en particulier, ont été extraordinaires à cette occasion, ce qui a permis à l’orchestre de « sonner » comme jamais.
Même question dans le cadre des Grands Interprètes.
Nous avons eu le privilège d’entendre à plusieurs reprises la phalange du Festival de Budapest, qui présente une qualité de son unique et des instrumentistes admirables. Il faut aussi évoquer la venue de l’Ensemble Teresa Carreño, lié au projet El Sistema, qui a littéralement ébloui toute la salle. En octobre, l’orchestre des jeunes de Caracas, rattaché lui-aussi à El Sistema, a obtenu un succès analogue. Il a préparé le public à la prochaine venue de l’Ensemble Simon Bolivar, dont le chef, Gustavo Dudamel, dirige également le Philarmonique de Los Angeles. Ce sera sans nul doute un superbe moment de musique à vivre pour l’auditoire toulousain.
Quelles sont, parmi les autres manifestations classiques locales, celles que vous conseilleriez d’emblée ?
Tout d’abord la saison des Arts Renaissants, qui propose des concerts très originaux et des artistes fabuleux, comme le Quatuor Hagen de Salzbourg, que nous pourrons entendre au mois de janvier prochain. Il y a également l’Orchestre de Chambre de Toulouse, riche d’une histoire brillante, et qui obtient toujours un grand succès public. S’agissant de musique de chambre, il faut aussi évoquer les concerts des Clefs de Saint Pierre, animés par les musiciens de l’Orchestre national du Capitole. Les amateurs ne manqueront pas l’intégral des cantates de Bach, exécutées par l’Ensemble Baroque de Toulouse ; je n’oublierai pas les concerts des Passions, l’ensemble montalbanais de Jean-Marc Andrieu ; le chœur de chambre Les éléments, qui est l’un des fleurons musicaux de la ville de Toulouse ; les ensembles Antiphona et Scandicus ; les concerts du dimanche à l’Orangerie de Rochemontès, qui réunissent des solistes qu’on ne voit pas ailleurs ; les très originaux Petits concerts du mardi proposés par l’espace Croix Baragnon ; ceux des Sacqueboutiers, l’Ensemble des Cuivres anciens de Toulouse, dont je préside l’association, et qui fêtera ses quarante ans en 2016… Sans oublier les deux festivals internationaux dont peut s’enorgueillir la ville, Piano aux Jacobins et Toulouse les Orgues, ou encore la saison d’Odyssud, qui se déroule à nos portes. Je ne crois pas être chauvin en disant que la vie musicale à Toulouse est assez brillante. Sa richesse peut être enviée légitimement par beaucoup de villes de province.
Propos recueillis par Alexandre Parant.