Didier Goupil aime les univers insolites. De ceux qui, par une alchimie étrange, font corps avec les personnages qui les hantent. Influent sur leur comportement, voire sur les soubresauts de leurs sentiments et de leur esprit. Au point qu’il est malaisé, voire impossible, de démêler qui est acteur et qui est agi, tant l’osmose est complète entre le milieu et ceux qui y vivent.
La recherche de cette fragile frontière pourrait bien, en définitive, constituer le sujet même de ses romans – au moins des deux derniers. Dans le précédent, Les Tiroirs de Visconti, une demeure provinciale au décor raffiné, précieusement baroque, abritait un héros dont la personnalité, dévoilée au fur et à mesure de la découverte de chacune des pièces, s’harmonisait à merveille avec la luxuriance de son logis. Comme si celui-ci traduisait les diverses facettes de celui qui l’avait conçu. Lequel, au bout du compte, se révélait, en son intime, tout aussi original et inattendu.
Ici, le décor change. Pas de maison bourgeoise au charme suranné, mais la sobriété austère d’un hôpital psychiatrique. La nudité de ses murs, le dédale de ses couloirs. Un monde en marge. Déroutant, au sens premier du terme. Cosme Estève, un peintre qui a échoué ici à la suite d’une rupture amoureuse, peine à s’orienter dans ce labyrinthe, au milieu de patients enfermés comme lui et dont le comportement incohérent décourage tout contact. Sa boussole ne le quitte jamais, seul repère pour atteindre enfin le lieu qui est l’objet de toutes ses recherches : le fumoir, où il pourra enfin « se griller une clope ».
Boussole métaphorique, on l’aura compris. Les méandres inextricables de l’asile ne sont autres que la traduction extérieure de la confusion mentale. Son cerveau, littéralement « déboussolé », abrite des personnalités différentes, voire antagonistes, dont chacune a successivement droit de cité. Capable, toutefois, de lueurs de lucidité permettant à Estève, par éclairs, de plonger dans son passé, en quête du fil conducteur capable de relier entre eux des éléments hétéroclites. D’éclaircir, au gré des souvenirs qui émergent jusqu’à sa conscience, depuis sa jeunesse et la naissance de sa vocation, le mystère de son identité profonde.
Peine perdue. Le lecteur est convié à refaire à sa suite le parcours, l’enfance roussillonnaise, les relations avec le père, entrepreneur en maçonnerie enrichi, qui peine à admettre que son fils choisisse d’élever des chinchillas pour mieux leur rendre la liberté au lieu d’en faire commerce. L’influence de Dali, du rock, de la Beat Generation, la mode des substances illicites. Un passage décevant aux Beaux Arts. Et puis la rencontre avec Jacques Canetti, directeur artistique de Philips et propriétaire d’un café, celle de Marie-Jeanne, épousée très vite. Quelques étapes parmi bien d’autres sur un itinéraire mouvementé, certes, mais, somme toute, assez banal. Aussi éloigné de l’héroïsme que de la sainteté. Les confessions d’un enfant du siècle subissant les mêmes influences que ceux de sa génération. Animé par les mêmes désirs et les mêmes rêves. Confronté à une réalité sur laquelle il semble n’avoir aucune prise – pas plus qu’il ne maîtrise son moi profond.
Ce récit biographique, inspiré par le peintre catalan Roger Cosme-Estève, une sorte d’alter egode l’auteur, nourri, à l’évidence, aussi bien par des expériences puisées dans la réalité que par l’imagination de Didier Goupil, n’a rien d’anodin. Ni de gratuit. Très vite, le lecteur prend conscience de sa visée didactique. Du caméléon, Estève a la plasticité. La faculté d’adaptation. Sa quête éperdue et toujours vaine d’une vérité transcendante et constamment fuyante le conduit à endosser divers rôles, selon les circonstances. En lui, coexistent plusieurs identités. Mais n’est-ce pas le cas de tous les artistes et même de beaucoup d’entre nous ? Le nombre de psychopathes augmente, paraît-il. Ils sont atteints de bipolarité, un terme qui fait florès de nos jours. D’où l’interrogation, récurrente, il est vrai, depuis les débats entre la psychiatrie et l’antipsychiatrie qui eut son heure de gloire, dans les fumées des années 70 : « Si personne n’était normal, comment décider et sur quels critères qui était fou et qui ne l’était pas tout à fait ? »
Cela, qui n’a rien de bien original, sous-tend un récit allègrement mené. Didier Goupil connaît l’art de ménager l’intérêt. D’endosser la personnalité de ses héros. Il n’est, de surcroît, pas dépourvu d’humour. Irréprochable, sa documentation sur l‘enfermement psychiatrique tel qu’il est pratiqué à notre époque, ses incohérences et ses impasses. C’est assez dire que son livre n’est pas sans mérite – même si le style, à l’inverse de son roman précédent, souffre parfois de facilités, voire de quelques relâchements. Réserves, au demeurant, d’un autre temps… Lui reprochera-t-on de ne pas soutenir la comparaison avec un Gogol ou même un Maupassant qui, sur des thèmes voisins de celui qu’il développe ici, ont produit de vrais chefs-d’œuvre ? Avouons que ce serait lui faire un bien mauvais procès…
Jacques Aboucaya
Une Chronique du Salon Littéraire
Didier Goupil sera à Ombres Blanches le samedi 26 septembre
Journal d’un caméléon – Editions Le Serpent à Plumes
Site internet de Didier Goupil